N° 64 – janvier 2024
Sommaire
- Editorial
- Le Comité d’Histoire Régionale
- Buschwiller : un sauvetage réussi, mais les questions de fond sur le patrimoine rural du Sundgau restent entières
- Comment faire des recherches sur un cimetière rural : les ressources documentaires
Editorial
Bien chers amis,
À la veille de cette nouvelle année, et au nom de tout le bureau de la Société, je voudrais tout d’abord vous adresser nos meilleurs vœux. Nous vous souhaitons une découverte sans cesse renouvelée des monuments de notre région, monuments qui en sauvegardent la mémoire et qui constituent une richesse appréciée des nombreux touristes.
Par ailleurs, vous devez avoir reçu désormais la nouvelle mouture de nos Cahiers Alsaciens, d’Archéologie, d’Art et d’Histoire. Vous aurez sans doute observé qu’il a de nouveau un volume conséquent, avec un nombre d’articles semblable à la période d’avant le Covid. À l’orée de 2024, nous avons également un certain nombre de rendez-vous ensemble, selon le programme diffusé à l’automne : les dernières conférences du cycle consacré à la présentation des activités en cours des services patrimoniaux de l’État et de la Région, de même que l’essentiel de nos sorties du premier semestre. L’assemblée générale statutaire aura lieu, quant à elle, le 13 avril. J’espère vous y retrouver nombreux.
Jean-Jacques SCHWIEN
Le Comité d’Histoire Régionale
La création de la Région Grand-Est par la fusion de l’Alsace, la Champagne et la Lorraine en 2016 s’est traduite par la réorganisation de nombreux services, dont ceux de la culture et du patrimoine. Ce domaine a été rapidement étendu à l’ensemble de la nouvelle région le Comité d'Histoire Régionale (CHR) actif en Lorraine depuis 2013, rattaché aux anciens services de l’Inventaire devenus le service Inventaire et Patrimoines du Grand-Est. Il a pour mission la création et l’animation du réseau des acteurs professionnels et bénévoles de l’histoire et du patrimoine, afin de favoriser leurs activités de recherches et de valorisation à l’échelle de ce nouveau territoire. Il est constitué d’une équipe de permanents qui s’appuie sur les propositions d’un conseil scientifique de chercheurs professionnels, et d’un conseil de représentants élus de 14 associations par ancien territoire soit 42 en tout. La SCMHA y a été réélue en 2023 pour un second mandat de 3 ans.
Son action est double.
Il propose en premier lieu de très nombreuses activités spécifiques, mêlant les manifestations à l’échelle du Grand-Est et des anciennes régions, pour tenir compte des possibilités de déplacement ou d’investigation de chacun des partenaires.
Les journées d’histoire régionale se déroulent sur un week-end par an, avec à chaque fois un territoire différent et un thème particulier. Elles prennent la forme d’un salon avec des expositions, visites et conférences. Celles de 2024 se dérouleront les 6 et 7 avril à Sainte-Marie-aux-Mines (68), et seront consacrées "Fabriquer, quelle Histoire !", elles mettront à l’honneur le passé industrieux de la vallée.
Les Imaginales est un festival annuel des mondes imaginaires, qui se décline en quatre pôles. Le Village de l’Histoire est animé par des compagnies de reconstitution historiques. La Bulle de l’histoire fait se rencontrer des éditeurs et leurs publics. Le festival Magic Histoire privilégie des événements ponctuels (table ronde, films, conférences). Le Curieux cabinet revisite le concept des cabinets de curiosité en réunissant à chaque fois une cinquantaine d’objets étranges, ludiques, inédits proposés par des membres du réseau. Ce festival se décline en version numérique.
Il y a enfin toute une série d’actions ponctuelles menées au gré des initiatives des structures du réseau, soit les Marches de l’histoire (deux randonnées commentées par an), des Journées Regards sur des patrimoines (conférences sur et visites d'un lieu), la participation aux divers Salons du Livre (Woippy, Colmar...) et aux Printemps de l’archéologie de la fin juin.
En second lieu, le CHR a créé un ensemble d’outils communs à l’ensemble des membres du réseau, pour rendre visibles leurs activités de recherche et de valorisation, soit un annuaire, un agenda, les offres de stage et d’emploi, des bourses d’échanges. Dans le même esprit sont proposées une Boite à outils de l’histoire et du patrimoine (des liens vers un grand nombre de bases de données) et des Ressources interactives (expositions numérisées, podcasts de conférences...).
Pour découvrir et participer à ces activités, le CHR dispose d’un site web, très didactique et facile d’utilisation, qui vous permettra en outre de vous abonner à sa Newsletter (https://chr.grandest.fr/).
Au total, la création de la région Grand-Est a apporté des outils de coordination et de valorisation au riche réseau associatif, sans commune mesure avec la situation ancienne.
Jean-Jacques SCHWIEN
Buschwiller : un sauvetage réussi, mais les questions de fond sur le patrimoine rural du Sundgau restent entières
En 1979-1980, l’association Maisons paysannes d’Alsace réalisait un inventaire exhaustif des maisons anciennes de sept communes1 de la Région frontalière avec la Suisse, à la demande de M. André Weber alors conseiller général du canton de Huningue, conscient de la fragilité du patrimoine rural dans cette zone en ces temps déjà soumise à une irrésistible pression foncière.
Parmi ces communes, Buschwiller2 était celle qui conservait le mieux son caractère rural, avec 27 % des bâtiments ruraux toujours liés à une activité agricole. L’inventaire était conçu comme un outil au service de la protection d’un patrimoine remarquable par son étendue, ses alignements complets, la qualité du bâti du XVIIe au XIX e siècles. Il alertait sur la difficulté à percevoir cette qualité au premier coup d’œil : 40% du bâti ancien en pan de bois était recouvert d’un crépi.
Dans la pratique, cet inventaire a été oublié dans un tiroir (aujourd’hui lui-même oublié). Le plan de zonage du Plan local d’urbanisme (P.L.U.) en vigueur depuis 2000 n’en tient pas compte, ignorant son existence alors que l’analyse des évolutions depuis 1980 aurait été utile à la compréhension des dynamiques de changement auxquelles, au prix d’un peu de matière grise, on aurait pu opposer des réponses adaptées comme ce fut le cas dans la commune suisse limitrophe, Alschwil. Le P.L.U. se limite à la mention de 12 bâtiments ou anciennes unités d’exploitation, qualifiés de « façades patrimoniales » et/ou de « volumes à préserver ». La définition de ces notions floues, les critères de sélection des quelques bâtiments retenus, les mesures de leur protection effective ne sont pas précisés. La commune n’a en conséquence aucun moyen de contrôler l’évolution de son patrimoine bâti, notoirement sous-évalué et réduit au statut de « façades » pour les éléments les plus chanceux.
L’association Maisons paysannes d’Alsace, fondatrice de l’Écomusée d’Alsace, dut à maintes reprises procéder à des sauvetages d’urgence à Buschwiller. Deux maisons (l’une dès 1980) furent transférées tout ou partie à l’Écomusée. Une belle grange fut démontée en 1986, toujours sous la conduite de Maisons paysannes d’Alsace, puis reconstruite dans un musée mondial d’architecture vernaculaire au Japon (Little world Museum of Man à Inuyama)3. Autant de signaux de la qualité du patrimoine de Buschwiller que de son statut d’objet encombrant : les déplacements n’ont suscité ni indignation ni fierté.
C’est tout récemment, après bien d’autres disparitions sans bruit, qu’il fut à nouveau question de sauvetage d’urgence d’une maison de Buschwiller avec un certain retentissement médiatique.
Engluée dans une épaisse gangue de crépi, la maison inhabitée au n° 16 rue de Wentzwiller n’avait pas fière allure. Un panneau de chantier annonçait la création prochaine d’un lotissement à son emplacement. Ce n’était pas de nature à susciter une grande émotion, car la maison n’avait rien pour plaire (elle était cependant identifiée dans l’inventaire de 1980). Mais le flair de deux jeunes et fins connaisseurs de l’architecture rurale du Sundgau, Jérémie Viron et Hugo Digiano, veilleurs attentifs, les a poussés à aller examiner la chose de plus près.
Dans les combles, le pan de bois de la partie supérieure des murs pignons était apparent, révélant une structure du milieu du XVIe siècle de toute beauté, avec des bois de forte section en parfait état, organisés en double registre de croix en X.
Cette découverte inattendue et pour tout dire, stupéfiante, a incité les « découvreurs » à décrépir une partie du pignon sur la rue. La façade ainsi révélée par petites touches, jour après jour, offrait un des ultimes exemples parfaitement conservés de construction de ce genre et de cette période.
La démolition inéluctable de ce spécimen d’intérêt majeur était programmée pour la fin du mois de novembre 2022. Un groupe informel s’est alors constitué afin d’en conserver une trace scientifique : relevé d’architecture, inventaire photographique, prélèvements de matériaux.
Très vite l’élégante robustesse de cette maison, la révélation surprenante de sa beauté, sa fragilité aussi face aux enjeux présents, ont suscité le désir de la sauver. On s’est interrogé sur la justification de la sauvegarde selon des critères objectifs, à l’époque du « façadisme patrimonial ». Existait-t-il d’autres constructions similaires dans la région, ce qui aurait permis (la mort dans l’âme) d’admettre la disparition de celle-ci ? Était-elle un témoin représentatif de l’art de construire et d’habiter à une époque donnée, ou avait-t-elle subi des modifications successives minorant son intérêt ? Il faut choisir car on ne peut conserver tout ce qui reste du patrimoine rural, même si parfois on en rêverait.
Aussi la dendrodatation était une étape nécessaire avant d’engager le démontage, pour éclairer la décision et nourrir l’argumentaire vis-à-vis de tiers auxquels un colombage branlant ne parle pas spontanément. Un vieil ami des Maisons paysannes d’Alsace, Martin Schilling, acteur du chantier bénévole de restauration du « Tribunal » de Lutter au début des années 1970 et aujourd’hui animateur de l’urbanisme du centre historique d’Allschwil, a financé sur ses propres deniers la datation de la maison par dendrochronologie. Preuve de l’intérêt de la maison au premier coup d’œil des connaisseurs, le Laboratoire romand de dendrochronologie s’est rendu à Buschwiller toutes autres affaires cessantes, pour effectuer des prélèvements dès le 8 novembre. L’équipe du laboratoire (M.M. Jean-Pierre Hurni et Bertrand Yerly) a prélevé 7 échantillons, par carottage dans des pièces de charpente identifiées comme appartenant à la structure d’origine. Le verdict est sans appel : 5 pièces sur les 7 sont datées de l’automne/hiver 1553/1554 ou de l’été 1554. La date à retenir pour la construction de la maison est donc 1554, éventuellement début 1555.
Cette date a été corroborée par la découverte par Hugo Digiano et Jérémie Virion d’une tuile datée 1554, le 15 initial et le 54 final étant séparés par une suite inexpliquée de trois 5. La clef d’arc de la porte de cave, déplacée, portait quant à elle la date de 1554.
La volonté de sauver la maison s’en est trouvée étayée. Des soutiens d’une ampleur inattendue se sont manifestés, grâce auxquels le démontage a été mené à bonne fin en quinze jours. Autour d’Hugo Digiano, Jérémie Viron et Samuel Jecker, d’autres bénévoles sont venus prêter main-forte au dégagement des pans de bois. L’entreprise de Vieux-Ferrette « La boîte en bois » a, elle aussi, eu un coup de foudre pour cet objet et s’est proposée pour la démonter à un coût très raisonnable, donnant priorité à ce chantier. La commune de Buschwiller et sa Maire, Mme Christèle Willer, ont immédiatement facilité le projet en mettant à disposition le lieu de stockage des éléments démontés.
Les fonds nécessaires ont été collectés via plusieurs souscriptions, en ligne, ou par dons au Cercle d’histoire Buchholz de Buschwiller, à l’ASMA (Association pour la sauvegarde de la maison alsacienne) et à la Société pour la conservation des monuments historiques d’Alsace. Au total et là aussi en moins de 2 semaines, 32 435 € ont été collectés, dont 18 412 € aussitôt employés au démontage. Le solde positif de 14 023 € est bloqué au profit de la reconstruction, en particulier pour le transport vers le nouvel emplacement et les premiers travaux de restauration des bois. La propriété des bois, la gestion du budget et la recherche d’un bon projet de reconstruction sont assurés par le groupe informel à l’origine du sauvetage, dans le cadre d’une convention.
Quelle destination pour cet objet devenu, temporairement, un symbole de mobilisation de la société civile ? Deux options de reconstruction sont envisagées durant la phase du démontage. L’option maximale est la reconstitution intégrale des trois travées, celles du centre et de l’arrière étant incomplètes en raison des multiples modifications subies par le bâtiment au fil de son histoire. Dans ce cas, l’emprise du bâtiment serait de 8,20 m sur 13 m. Cette option est jugée irréaliste et peu intéressante car impliquant un gros travail de reconstitution de la structure, qui n’ajoute rien à l’intérêt archéologique de l’objet.
L’option réduite est la reconstruction de la seule travée avant, la mieux conservée en l’état d’origine (1554), soit des dimensions au sol de 8,20 m de large (pignon) et 5 m de long (façade). Ce serait une reconstruction peu coûteuse, privilégiée par le groupe ; elle permettrait de se concentrer sur la valeur de l’objet en tant que trace archéologique. On souhaiterait en effet contredire la règle – le dogme ? — selon laquelle le sauvetage d’un bâti historique doit obligatoirement s’accompagner d’une nouvelle affectation plus ou moins utilitaire, dite « valorisation ». C’est un peu comme si l’on attendait des musées d’archéologie qu’ils vendent des sodas dans les coupes de terre cuite gallo-romaines de leur collection pour justifier leur conservation.
Heureux épilogue
L’enchaînement vertueux de coups de chances et de ralliements spontanés de bonnes volontés ne s’est pas interrompu avec la fin du démontage. Si les appels à candidatures pour un lieu de remontage, via la presse quotidienne – qui fut d’une grande aide – sont demeurés infructueux, l’accueil du Parc de la maison alsacienne de Reichstett, présidé par Jean-Claude Kuhn, a été immédiatement enthousiaste. La maison de Buschwiller sera donc reconstruite à l’entrée de cet écomusée, en miroir haut-rhinois de la dernière reconstruction en date, celle de la maison de 1544 provenant d’Eckwersheim. On donnera ainsi à comparer deux constructions quasiment contemporaines bien différentes dans leurs principes techniques et leur esthétique. Denis Elbel, Vice-Président de l’association pour la sauvegarde de la maison alsacienne (ASMA) et de Christian Fuchs sont intervenus en soutiens très actifs et expérimentés dans les relations avec les collectivités territoriales. Le projet a été bien accueilli par la Communauté Européenne d’Alsace, la commune de Reichstett et la Fondation du Patrimoine. Aussi, le projet de reconstruction se présente-t-il sous les meilleurs auspices.
À ce jour, preuve a été faite que l’ « opinion publique » sait s’exprimer par des engagements concrets au-delà de la signature parfois un peu facile d’une pétition : la collecte a mobilisé 113 donateurs en quelques semaines. Dans une certaine mesure, le capital scientifique de l’objet de la maison a été préservé, par une déconstruction aussi attentive que possible compte tenu des circonstances4. Mais l’affaire met une fois de plus en lumière l’insuffisance des documents d’urbanisme quant à la préservation du bâti ancien. Les automatismes de pensée, la méconnaissance du sujet, le manque de curiosité des opérateurs (les inventaires et les connaissances existent pourtant !) entretiennent un grand flou, devenu inacceptable eu égard au peu d’ensembles bâtis subsistants. Cependant tout continue comme à l’accoutumée : en dépit de la couverture médiatique de ce sauvetage, nul dans cette commune comme ailleurs dans le voisinage ne semble vouloir prendre les devants pour ne pas se retrouver dans un mois, dans un an, face à la même situation.
Marc Grodwohl
1. Kembs, Rosenau, Village-Neuf, Saint-Louis, Huningue, Hésingue, Hégenheim, Buschwiller
2. FISCHER Thierry. Études sur l’habitat ancien à Hégenheim, Buschwiller et Hésingue. In Espace alsacien, revue éditée par l’association Maisons paysannes d’Alsace, n) 17, juillet 1980, p. 1-32.
3. GRODWOHL Marc. Une ferme alsacienne au Japon (2017) https://www.marc-grodwohl.com/memoires-l-ecomusee-d-alsace/ferme-alsacienne-au-japon
4. Les connaissances nouvelles acquises dans le cadre de cette opération seront publiées dans le prochain numéro des Cahiers d’archéologie, d’art et d’histoire.
Comment faire des recherches sur un cimetière rural : les ressources documentaires
Il est facile de travailler sur les cimetières et les tombes des villes qui disposent de services spécialisés et d’archives communales permettant conseils et accès aisé aux sources : plans, concessions, voire registres d’inhumations. Mais dans les petites communes, le particulier se trouve le plus souvent démuni, qu’il soit à la recherche d’une tombe familiale, confronté à une procédure de reprise de concession, voire à une politique systématique de reprises dans une commune à la recherche d’espace. Il ignore tout de la législation, a généralement perdu ses titres et ne sait à quelles ressources recourir. Le présent article vise donc à donner quelques pistes à partir de l’exemple de Lutzelhouse, dans la vallée de la Bruche.
Le cadre légal de gestion des cimetières est donné par l’ordonnance du 6 décembre 1843 qui, dans la lignée de la loi de prairial an XII, étend à toutes les communes la possibilité de créer des concessions (dont des perpétuelles), dispositions maintenues par le Code général des Collectivités territoriales (CGCT) de 1996, modifié en 2008. Dans ce cadre, les concessions perpétuelles ne peuvent pas être reprises, même en cas d’extinction de la famille, sauf si elles se trouvent en état d’abandon (menace de chute, invasion par la végétation, etc.). C’est pourquoi il importe de pouvoir les identifier de même que celles relatives à des personnalités locales (maires, curés, etc.) ou autres. Bien souvent, les mairies déclarent ne plus détenir d’archives anciennes, « détruites pendant la guerre », pour ne pas avouer leur stockage en vrac dans un grenier. C’est le cas à Lutzelhouse où la commune a lancé à l’automne 2022 une politique de reprise d’une centaine de tombes (sur environ 400), ramenée depuis à une soixantaine dont des tombes du XIXe siècle ou présentant un intérêt artistique. L’unique registre de concessions ne commence qu’en 1947, mais bien d’autres sources sont exploitables, en mairie et aux Archives de la Collectivité européenne d’Alsace, site de Strasbourg (CeA, ex Archives du Bas-Rhin) qui détiennent les fonds communaux déposés et ceux des services de l’État.
Un bref historique du site du cimetière sur les deux derniers siècles est un préalable indispensable pour éclairer la situation : permanence du lieu, transfert, agrandissement, etc. Le recours aux plans du « cadastre napoléonien » (premier tiers du XIXe siècle) et, en Alsace-Moselle à ceux de la période allemande, s’impose. Ces documents sont conservés à la fois en mairie et aux Archives de la CeA qui diffusent sur leur site Internet tous les plans du cadastre ancien : tableaux d’assemblage et plans de section. À Lutzelhouse, le tableau d’assemblage (3 P 139/26) et la feuille 2 développée du village (3 P 139/4) montrent qu’en 1817 un cimetière clos entoure l’église paroissiale, figure classique, qui ne correspond plus à la situation actuelle mais qui explique la présence de tombes anciennes (fin du XVIIIe siècle) encastrées dans le mur d’enceinte.
Les préoccupations sanitaires des autorités civiles, soucieuses d’éloigner les cimetières des habitations, permettent d’en savoir plus : ainsi l’enquête de l’an XII qui montre à Lutzelhouse une enceinte de 2 mètres de haut, des fosses individuelles d’environ 70 cm de large, espacées de 25 cm, avec un rythme de rotation de sept ans, mais aussi, devant le flou donné par la commune sur la localisation précise du cimetière, la volonté locale de maintenir les choses en l’état (CeA, 3 M 1109). L’absence de dossier sur la commune sous le Second Empire (3 M 1113) et la période allemande (CeA, 27 AL 250 et 292, 87 AL 3022 et 3141) ne permet pas d’en savoir plus, pas même sur la création du petit cimetière protestant.
Il n’y a rien à attendre des archives de la sous-préfecture, celle de Strasbourg dont dépendait Lutzelhouse avant 1870 ayant été supprimée en 1815 et rattachée à la préfecture. Quant à celles du Kreis de Molsheim, créé fin 1870, puis de l’arrondissement de Molsheim qui lui succède, on n’y trouve rien sur Lutzelhouse avant 1946.
C’est en fait le contrôle de la gestion communale par l’État (multiples sous-séries de O aux Archives de la CeA) qui fournit de riches informations qu’on pourrait aussi trouver dans les archives en mairie si elles étaient classées. La commune continue à réparer les murs du cimetière (1829) et à l’agrandir (1835-1836) (2 OP/TC 153). Mais en juillet 1845 le préfet, soucieux de salubrité publique, met en demeure le maire de transférer le cimetière hors du village sous peine d’interdiction. L’injonction ne reste pas sans effets : recherche de terrain en juillet, proposition du terrain actuel le 10 août, enquête de commodo et incommodo le 21 août (OP/AD 274), demande d’autorisation d’achat de nouveau terrain en 1850 pour doubler la surface du nouveau site avec projet de clôture (2 OP/TC 153) et achat effectif (OP/PJ 269).
Naturellement, ce sont les registres de délibérations de la commune (de novembre 1838 à mai 1865 pour le registre déposé aux Archives de la CeA sous la cote 8 E 276/5, ou les suivants non cotés en mairie) qui fournissent des données détaillées : abandon d’un projet à l’ouest de la commune pour le terrain finalement retenu, modalités de financement, avances consenties par le maire, un industriel (1845-1847), modalités de clôture (1849), agrandissement (1851). C’est là également qu’on trouve les informations sur la création en 1890-1892, à la demande de la petite communauté protestante, d’un cimetière propre sur un terrain proche, après abandon d’un projet de partition du cimetière communal.
On y apprend surtout la création, le 11 juin 1852, de concessions perpétuelles dans le nouveau cimetière, au vu de la surface disponible, en application de l’ordonnance de 1843. Le conseil réserve à cet effet un espace entre l’allée centrale et le mur d’enceinte, à raison pour chaque case (3 m x 1,5 m) de la somme de 100 F pour la commune et autant pour le bureau de bienfaisance, puis le 6 octobre 1852, à la demande du préfet, pour 200 F dont les deux tiers pour la commune et le reste pour le même bureau. Rien n’est dit des autres tombes ce qui sous-entend que des fosses temporaires continuent à être créées et reprises sans la moindre trace administrative. Le tarif (44,44 F / m²) est plus élevé que le prix minimum fixé par l’ordonnance (32 F), le prix moyen pratiqué entre 1843 et 1871 dans les cantons de Thann et de Saint-Amarin (34 F) et celui de 68 F pour une sépulture de 2 m² en Alsace vers 18501.
Soucieuse de ses finances, la commune fait face aussi à une demande qui se manifeste pour la première fois avec l’affaire Mayer (CeA, 2 OP/TC 153). Influencé sans doute par la pratique urbaine (loi de l’an XII), Alexis Mayer, marchand de bois et ancien maire, anticipe sur l’ordonnance en érigeant sans autorisation sur la tombe de sa fille, en avril 1840, un monument de 8,5 m² entouré d’une grille (soit le double de la surface ordinaire). L’affaire enfle, sur un fonds objectif de manque d’espace mais aussi de rivalités privées, et après saisie du préfet et sommations d’huissiers, débouche en septembre sur une émeute lors d’une tentative d’enlèvement de la grille.
Si la demande existe, le prix des concessions est jugé localement trop élevé : force est à la commune de constater, le 13 novembre 1860, qu’elle n’a octroyé que deux concessions, l’une en 1853 à Alexis Mayer dont la tombe a été transférée dans le nouveau cimetière, et l’autre en 1858 à Jean-Baptiste Humbert moyennant paiement en huit fois. Le conseil abaisse en conséquence à 100 F le montant de la concession, toujours réparti entre commune et bureau de bienfaisance (délibérations et OP/AD 274). Mais il n’existe avant 1947 aucun registre ni même de collection constituée dont l’apparition découle de la création de concessions temporaires et trentenaires, à côté des perpétuelles, par délibération du 14 novembre 1946.
La première source exploitable est constituée par les comptes de la commune, en vrac en mairie mais formant la sous-série OP/CC à la CeA), sous des rubriques qui ont varié (chapitre II titre 26 en 1876, titre 38 en 1882/1888, puis titre 27). Mais les séries de comptes sont incomplètes, ont fait l’objet d’éliminations après 1944 et surtout se contentent de fournir le montant perçu (et donc le seul nombre de concessions). C’est dans les pièces justificatives, mêlées ou non aux comptes (CeA ou vrac de mairie), qu’il convient de chercher les concessions nominatives : ainsi OP/PJ 269 de 1852 à 1867, puis 490 D à 493 D de 1876 à 1932, avec là encore des lacunes. À cela s’ajoutent les ressources du bureau de bienfaisance dont ne subsistent que des épaves de 1839 à 1870 dans les archives communales déposées (8 E 276/9) tandis que le fonds proprement dit a disparu. Ajoutons qu’à Lutzelhouse de 1926 à 1947 l’accord préalable à la concession est donné en conseil municipal et figure dans les registres de délibérations.
L’enquête a permis de repérer 58 concessions perpétuelles avant 1947, dont 18 restent encore anonymes, faute de l’acte de concession, tandis que les informations manquent pour 17 années. La prospection sur le terrain a permis de détecter trois mentions de concession gravées sur la tombe (recoupant dans deux cas la concession papier). Les lacunes restent néanmoins importantes, surtout quand on constate, à plusieurs reprises, l’existence de concessions ne laissant pas trace en comptabilité. Retrouver les actes manquants est néanmoins possible en recourant à l’enregistrement (CeA, actes civils publics en sous-série 3Q) mais, faute d’index au nom des communes, la démarche exige de longs dépouillements.
Il reste à localiser les sépultures, ce qui n’est pas toujours aisé, en l’absence de toute indication lors de la concession. Retrouver les tombes les plus anciennes, qui marquent le paysage, est plus facile surtout si on peut s’appuyer sur un recensement détaillé comme celui que j’avais effectué en 1989 (75 tombes antérieures à 1900 dont 19 ont depuis disparu). On peut penser que des concessions n’ont peut-être pas été utilisées (personnes ayant quitté la commune) ou que des tombes ont été détruites par les familles au profit d’un monument plus au goût du jour (vestiges dans les allées), voire ont été restituées à la commune ou détruites par elle en toute illégalité. Certaines sont devenues anonymes par perte de leurs plaques (sur croix de fer forgé) tandis que d’autres, dont le monument est retourné et l’inscription très altérée, ne sont plus immédiatement « lisibles ». La pratique récente de regrouper les défunts sous l’appellation « famille X » sans prénom ni dates constitue une difficulté supplémentaire, quasi insoluble. Par ailleurs, dans au moins un cas, une famille (Berchit) a manifestement souscrit, en 1871 et en 1904, une concession pour la même tombe.
Si on rapporte les données de l’enquête aux 60 tombes faisant l’objet de la procédure de reprise, on constate qu’outre 5 cas particuliers, 13 constituent des concessions perpétuelles et qu’il existe de fortes présomptions en ce sens pour 12 autres, tandis que le statut de 29 autres est inconnu (concession temporaire sans doute). Mais toutes les tombes perpétuelles ne sont pas en bon état et des tombes sans statut précis peuvent présenter un intérêt artistique méritant leur conservation : on consultera avec profit le recensement des tombes intéressantes effectué par l’Inventaire général du Patrimoine (Palais du Rhin à Strasbourg). Sans oublier de vérifier la présence de « Malgré nous » ou de résistants morts pour la France (bases sur la Seconde Guerre mondiale, dont les Alsaciens-Mosellans, mises en ligne sur le site « Mémoire des Hommes »), en lien avec le Souvenir français, habilité à intervenir pour la protection de telles tombes.
Toutes ces sources ont permis de réaliser, pour chaque tombe, une fiche documentée avec photographie, ce qui devrait permettre d’amorcer la discussion avec la commune. Mais ceci est une autre histoire !
Odile JURBERT-HEINRICH
1. THEBAULT Frédéric, Le patrimoine funéraire en Alsace 1804-1939. Du culte des morts à l’oubli, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, 395 p.