Grodwohl Marc
Marc Grodwohl (66 ans) est avant tout connu comme le fondateur de l'Écomusée d'Alsace. Mais derrière le musée, il y a l'homme, à la fois secret et transparent. De lui-même, on ne saura pas grand chose. Mais de sa dynamique, on cerne tout. Le parcours qu'il nous retrace montre que le musée est né d'une utopie, celle de préserver le lien social au travers des lieux et des terroirs qui ont façonné notre culture. Le musée lui-même, que j'ai connu de l'intérieur pour y avoir travaillé quelques années, a été une sorte d'arche de Noé où il a accumulé hommes et animaux, savoirs et savoirs-faire, objets du passé et idées en devenir, communiquant à tous sa passion et se nourrissant de celle des autres. Cette arche a eu comme parrains Jack Lang puis François Mitterrand, venus en couper les amarres un beau jour d'été. Marc Grodwohl aurait pu surfer sur cette notoriété, développer une ambition politique ou devenir inspecteur du patrimoine… Se reposer, en somme. Mais il a continué à ramer, au sens propre et au sens figuré, pour recueillir et transmettre l'humanité positive inscrite dans la matière grise et tangible que nos anciens ont produit et dont nos enfants auront besoin. Cette dynamique est toujours à l'œuvre tandis qu’il est désormais retiré de la vie professionnelle. Il faut l'avoir vu à Lutter, Obermorschwiller ou Soultzmatt, au milieu des gens qui adorent travailler avec lui parce qu'il leur fait comprendre qu'ils sont porteurs d'un savoir, tous, quels qu'ils soient. Quelque part, évidemment, il a rencontré des gens moins réceptifs, voire carrément hostiles, sinon il n'aurait pas quitté l'Écomusée de cette façon. C'est que, sans doute, le regard sur nous-mêmes porté par sa vision peut heurter. Une anecdote, qu'il m'a rapportée un jour. Pour une analyse sur le terrain qu'il voulait faire avec des étudiants en ethnologie, il a voulu enquêter sur un lotissement dans un village. Le Maire, contacté, le lui a refusé au motif « que son village n'était pas un zoo ». Une démarche à l'opposé de son lointain confrère de Gommersdorf (voir infra). De l'arche de Noé au carnaval des animaux, le lien tissé par Marc Grodwohl, c'est l'humanisme. Et l'image qui le résume le mieux, c'est le carrousel, l'un de ses objets-fétiches qui, dans un tourbillon mécanique et musical, entraine tout le monde, sauf les aigris. Pour ceux qui le souhaitent, ( Jean-Marie HOLDERBACH) apporte d'innombrables compléments sur ses activités, ses centres d'intérêt et, bien entendu, les résultats de ses recherches.
J'ai commencé très jeune. Je suis né à Mulhouse et ai eu comme enseignant Paul Stintzi (1898-1988), l'historien du Sundgau. À l'âge de 10 ans, du fait de mon intérêt pour l'archéologie, il m'a mis en contact avec Charles-Laurent Salch, l'initiateur de « l'Opération Taupe », devenue plus tard le Centre d'Archéologie Médiévale de Strasbourg. J'ai dès lors pu participer pendant de nombreuses années aux fouilles des châteaux d'Eguisheim, d'Ottrott, d'Ortenbourg, etc.
Mais c'est dans le Sundgau qu'ont commencé les aventures les plus passionnantes. En 1971, avec un groupe d'amis écologistes, désireux comme moi de gérer ensemble la préservation de la flore, de la faune et du patrimoine architectural, nous avons jeté notre dévolu sur le village de Gommersdorf, alors en partie en ruines, du fait de la révolution agricole des années 1950/1960 : l'idée était de restaurer les maisons vacantes pour démontrer l’intérêt de réhabiliter ce patrimoine à cette époque unanimement condamné. Grâce au maire qui a adhéré à notre utopie juvénile, nous avons pu passer un « deal » avec quatre familles propriétaires de maisons inoccupées : ces maisons nous étaient cédées gratuitement pour une durée de quinze ans, nous permettant de les restaurer avant de les remettre aux ayants-droits.
L'organisation matérielle des chantiers s’est faite dans un premier temps dans le cadre de la section locale des « Maisons Paysannes de France » dont j'étais responsable, puis avec le « Mouvement chrétien pour la Paix », permettant de faire intervenir jusqu'à 250 jeunes bénévoles par été, fonctionnant sur les quatre sites simultanément. L'ambiance était exceptionnelle, car deux populations, une jeunesse urbaine qui ne faisait que passer et une société locale d’agriculteurs ont œuvré ensemble pour engager le changement. Dans le village, même les familles qui restaient opposées au projet invitaient régulièrement à déjeuner un à deux jeunes chaque dimanche. Quant à moi, je vivais dans l'une des maisons, au départ sans eau courante ni chauffage.
La difficulté majeure a été de financer les restaurations. Comme, à l'époque, on ne pouvait compter sur des subsides publics, nous avons dû innover, en développant deux types d'actions. Une première s'apparente à ce qu'on appelle aujourd'hui le tourisme culturel : pose de panneaux touristiques sur le bord des routes, de sorte à attirer des visiteurs dans le village ; vente de publications, organisation de visites guidées et d'expositions pour recouvrer l'argent nécessaire à l'achat des matériaux. La seconde piste a été la création d'un gîte rural accompagné de la transformation d’une ruine en auberge ; cette dernière, la « maison du Tisserand », a fonctionné jusqu’en 2016. Nous avons bénéficié du soutien de la presse locale, qui consacra de nombreux articles expliquant le projet ou dévoilant les réalisations.
Ce projet a d'ailleurs été rapidement « exporté » dans les villages alentours. Sous l'égide d'une nouvelle association, « Maisons Paysannes d'Alsace », fondée en 1973, et le relais de la revue du même nom, nous avons multiplié les expériences, comme la transformation de granges en salles polyvalentes, engagé des chantiers à Koetzingue (2-3 ans de suite) et Obermorschwiller (un échec !). À Lutter, nous avons repris la même initiative qu'à Gommersdorf en aidant les personnes désargentées, alors que nous-mêmes n'avions que nos mobylettes pour nous déplacer d'un chantier à l'autre !
Le bilan ? Sept ans d'activités intenses, avec une formidable osmose entre population et intervenants extérieurs. Le meilleur résumé en est le mot du Maire de Gommersdorf, Joseph Haennig, le jour de l'inauguration de la maison du Tisserand : « je n'ai rien à dire ni même le droit de faire un discours. Mon seul mérite est de vous avoir tolérés ». Quant à moi, mon seul regret est d'avoir produit trop peu de documentation originale à l'époque, comme de bonnes photos avant travaux et l’écriture d'un journal de bord. Il faut se replonger dans les articles de presse ou les numéros de notre revue pour cerner les contours de cette aventure. J’ai moi-même également formalisé les idées naissantes sur le rapport entre histoire et traces archéologiques dans un mémoire de l'École Pratique des Hautes Études à Paris sur les villages disparus du Sundgau, sous la direction de Jean-Marie Pesez, soutenu en 1974 et édité la même année dans la revue des « Maisons Paysannes d'Alsace ».
L'inauguration s'est faite en 1984. Mais l'idée était ancienne, sans doute déjà en filigrane dans nos premiers travaux. Nous avons en effet été confrontés d'emblée à l'impossibilité de tout sauvegarder in situ, ce qui a conduit au démontage des maisons à pan-de-bois, selon une pratique intrinsèque à ce type de structure bâtie. Mais qu'en faire ? Les difficultés de les stocker à grande échelle ont malheureusement conduit à la perte de nombreux bois, pourrissant sous les intempéries. Idéalement, le village même de Gommersdorf aurait pu être le lieu de ces remontages ; mais nous voulions éviter de figer le vieux centre qui avait vocation à se revivifier et se transformer, et envisagions plutôt y créer un espace muséal satellite.
Toutefois, comme les terrains disponibles y manquaient cruellement, nous nous sommes mis à prospecter ailleurs dans la région, nous rendant jusqu'à Ribeauvillé, dans le Ried de Sélestat ou même à Sainte-Marie-aux-Mines. Et à la veille d'abandonner, en 1979, un article de presse nous a sauvé la mise : sur deux pages, le Maire d'Ungersheim lançait un appel au peuple pour revitaliser ses 200 hectares en friche sur le domaine des anciennes mines de potasse, avec comme objectif un parc de loisirs. Un rendez-vous a été pris dans la foulée, débouchant sur une première mise à disposition de 5 ha (à mon départ en 2006, le musée occupait 110 hectares, démembrés depuis).
Le hasard a aussi voulu que le village d'Ungersheim soit dans la circonscription d’Henri Goetschy, conseiller général du canton de Soultz. Il a eu d'emblée un coup de cœur pour le projet, apportant son soutien financier. Mais nous avons aussi été aidés par les services de l'État, prenant en charge les premiers salariés ou subventionnant les chantiers de jeunes réalisant les remontages et les divers aménagements.
Il a fallu ensuite donner un nom à cette nouvelle structure et, si mes souvenirs sont exacts, le terme d'Écomusée lui-même n'a été attribué que peu de temps avant l'inauguration. En France, à la différence des pays anglo-saxons et germaniques, nous n'avions pas de tradition de musées de plein air ; en revanche, à la même époque se développaient des musées de société, et des musées de site en liaison avec le patrimoine industriel. De ce fait, notre musée de site avec sa mine de potasse, et notre musée de maisons déplacées ont formé une synthèse originale entre deux cultures patrimoniales, et longtemps regardée comme telle.
Le projet initial à dominante ruraliste a évolué, mais nous avons gardé à l'esprit la double démarche fondatrice : collaboration avec les forces vives qui avaient produit ce patrimoine et autonomie financière. Pour le premier aspect, nous avons eu le formidable appui de la population, à nos amis d'origine venant s'adjoindre d'autres enthousiastes, retrouvant une dynamique qui avait concouru en son temps à la naissance des collections et musées des arts et traditions populaires, la dimension de la transmission du savoir technique et de la préservation de l'environnement en plus.
Le volet financier a nécessité des adaptations plus lourdes. Progressivement s'est en effet construite une réflexion visant à séparer ce qui était l'objet propre du musée et les services d'exploitation. L'investissement dans l'objet patrimonial (coûts de transfert des maisons, salaire des ouvriers chargés de la reconstruction, etc.) se faisait structurellement à fonds perdus, ne générant pas de recettes en soi mais étant mise en œuvre dans le cadre d'un mécénat public ou d'entreprise : la gestion de ces fonds restait aux mains de l'association Maisons Paysannes d'Alsace, avec comme raison sociale l'objectif patrimonial, sans capitaux. À côté de cela a été créée Écoparcs (en 1989), une société d'exploitation du musée ayant pour fonction de gagner de l'argent dans les domaines des services, comme l'hôtel-restaurant, la boulangerie, la boutique, la billetterie, etc. Cette société par actions était composée de parties intéressées par le projet, des personnes privées comme l’industriel Jacques-Henry Gros (ancien président de la Chambre de commerce et d’industrie de Mulhouse) tout comme des mutuelles de l’assurance (MACIF) ou de la banque (BP et CMDP). Les profits bénéficiaient à l'association, avec la volonté d'aider à son développement sur le long terme.
Le projet d'ensemble a été initialement très bien vu par le ministère de la Culture, le citant comme modèle de gestion, de participation de la population, y voyant au total une forme nouvelle de muséographie. Il faut dire que le succès a été immédiatement au rendez-vous, avec 350 000 visiteurs par an. Donc, c’était un musée de maisons qui avait pour but de faire le lien entre l'habitat ancien et l'évolution de nos modes de vie. Mais à côté de cela, nous avions aussi la friche du carreau minier Rodolphe, à la fois à l'origine de notre présence en ce lieu et monstre sacré d'un passé industriel dont on ne savait que faire. Mais en tant que mulhousien, j'étais dans mon élément. Je me suis dit qu'il y avait là aussi une carte à jouer, pour éviter que ce patrimoine, certes récent, ne disparaisse. Le musée a donc racheté le carreau, parcelle par parcelle. Nous y avons mis 18 ans. Les gens se souviennent avant tout, je crois, du train qui permettait de circuler entre le musée rural et le carreau. Mais derrière, il y a eu un grand travail conservatoire, telles la restauration des toitures des zones de stockage du sel ou du chevalement en béton, réalisations fortement aidées financièrement par le ministère de la Culture et bien plus tard par le Conseil général. Mais la part originale est la réalisation de « Clair de mine », un parcours débouchant sur une visite virtuelle d'une mine, laissant in fine aux participants l'impression de se trouver dans une galerie à 1 000 m de profondeur ! Ici, c'est la formidable implication des Mines domaniales de potasse d’Alsace (MDPA) elles-mêmes qui a permis cette réalisation, assurant la numérisation des centaines de documents nécessaires à l'animation, la remontée au jour des machines du fond, leur restauration avec les mineurs bénévoles du « Groupe Rodolphe ».
Les historiens démêleront peut-être un jour ce qui revient à l'évolution de notre société et à la bêtise humaine. En tant qu'acteur dans le feu de l'action, j'ai noté (au moins) trois points d'achoppement. Le premier, au cours des années 1990, a été le changement d'attitude du ministère de la Culture, la déconcentration de l'ensemble des services de l'État donnant plus de poids, dans notre domaine, aux Directions régionales des affaires culturelles (DRAC) et donc aux enjeux locaux.
Dans le même temps s’est fait jour une réaction des tenants d’une muséographie plus conventionnelle, tournée essentiellement vers les grands musées d’art. Les musées d’ethnographie et de société ont été « ringardisés » et les plus emblématiques d’entre eux fermés (le Musée national des arts et traditions populaires) ou démembrés (le Musée de l’Homme). Trop en vue, notre musée a fait partie de la « charrette ». La prise de distance de l’État a laissé le champ libre à certains élus qui, parmi les assemblées locales, n’éprouvaient pas de sympathie particulière pour le musée. Ces difficultés ont surgi au moment auquel, plus que jamais, l’Écomusée avait besoin de ce qu’il n’a jamais obtenu en près de trente ans d’activité : une contractualisation avec les pouvoirs publics de ses missions statutaires telles que définies par la loi, et des moyens correspondants (par exemple la nomination et la prise en charge d'un conservateur, son absence nous étant par ailleurs vertement reprochée...).
Le second facteur de crise fut le projet de parc d’attractions « Bioscope » [ouvert en 2006, fermé en 2012], initiative de la Région Alsace que des élus voulaient à partir de 2000 adosser à l’Écomusée, pour profiter de cette locomotive et compenser l'absence de financeurs et d'opérateurs privés. L’intention était d’intégrer financièrement à court terme l’Écomusée dans ce parc (ce qui fut fait par la suite avec de piètres résultats). Nous avons défendu avec la dernière énergie l’autonomie et la fonction d’intérêt général de l’Écomusée, et avons perdu.
Enfin, une troisième difficulté, sous-jacente de longue date, a été exacerbée par le conflit : nos visions de la fonction sociale et politique du patrimoine ne concordaient pas avec les standards d’un certain « alsaciennement correct ». Pourtant, le nombre de visiteurs et l’implication des bénévoles faisant foi, nos développements en direction de l’histoire et l’ethnographie industrielle, des loisirs et d’autres pans du patrimoine du XXe siècle avaient le soutien d’une part importante de la population. Dès mon départ en 2006, suivi du licenciement des forces vives, le musée a été partiellement dépecé, la mine de potasse détachée de l’ensemble et fermée au public (sinon des animations ponctuelles), le carrousel-salon de 1909, monument de l’art forain, vendu à vil prix outre-Rhin, etc.
J'ai pu prolonger mon engagement grâce à un projet (encore un !) qui avait démarré alors que j'étais encore au musée. En 2003, j'ai été convié à participer à la création d'un musée de maisons en Iran, inauguré en 2006 : lors d'un séisme en 1991, il s'était avéré que les maisons traditionnelles avaient mieux résisté que les structures contemporaines ; la ténacité de quelques-uns a permis de sauvegarder en un temps record plus d’une centaine de ces bâtisses, les démontages-reconstructions permettant également de recueillir le savoir-faire des anciens.
J'y ai retrouvé l'état d'esprit de Gommersdorf, une volonté collective d'ancrer nos devenirs dans ce que le passé nous a légué de positif. C'est un peu ce qui m'anime depuis. Je retrouve le plaisir de la recherche, sur le terrain, au contact et avec plein de gens qui ont envie d'apprendre, de faire, de transmettre. À Dannemarie, à Wolfersdorf, Obermorsch-willer, Gueberschwihr, on a fait ou on fait encore des études de bâtiments avec les habitants, pour ensuite les valoriser, certains allant même jusqu'à payer les analyses dendrochronologiques. À Lutter, j'ai pu enfin réaliser une forme de rêve de jeunesse, celle de faire une étude globale d'un terroir, de voir les rapports avec les formes d'habitabilité et en même temps y vivre avec les gens attachés à ce territoire. Quelque chose de similaire se passe dans les collines sous-vosgiennes, où je prospecte et relève dans la forêt les traces fossiles de terroirs anciens en compagnie des gens intéressés par le lieu.
La route n’est pas terminée. Mon impression globale sur l’Écomusée est partagée. Le temps a manqué pour aller au bout des intuitions et des idées premières, doter, avec les collectivités territoriales, le musée d’une structure financière, scientifique et aussi politique au sens large, assez solide pour que l’indispensable relai à une nouvelle génération de dirigeants soit assuré. De ce point de vue, l’impression est celle d’un gâchis qui dépasse largement l’Écomusée, car il a évidemment eu des répercussions sur la façon dont les « gens » perçoivent leur liberté d’action, leur efficacité en matière de reconnaissance et de partage du patrimoine.
À l’opposé, c’est une chance d’avoir pu conduire ce projet, entouré à chaque étape de personnes exceptionnelles, collaborateurs et collaboratrices, bénévoles, administrateurs issus de la « société civile » qui tous furent là au bon moment. Ils ont tout apporté à cette œuvre, mais en ont beaucoup reçu en retour, en rapports humains, en formation, en sens donné à la vie. Pour beaucoup, ce fut une « deuxième chance », un recommencement, une réussite personnelle. Si j’avais un motif de fierté, ce serait celui-là. Le patrimoine n’a pas été une charge improductive, mais a permis de nourrir intellectuellement et aussi matériellement un grand nombre de personnes.