Koch Jacky
Jacky Koch est avant tout connu pour être l’archéologue des châteaux forts alsaciens. Ce grand bonhomme à forte personnalité, jovial et taquin, a débuté sa carrière au début des années 1990, au moment de l’essor de l’archéologie professionnelle, avant la loi de 2001 institutionnalisant l’archéologie préventive. Il est aujourd’hui en poste au sein d’Archéologie Alsace, un établissement public de la Collectivité européenne d’Alsace. Après avoir été responsable d’opération pendant de nombreuses années (plus de 125 opérations à son actif !), il est en passe d’occuper un nouveau poste : celui de chef de service de l’unité des périodes historiques. Investi dans plusieurs instances de la recherche et du patrimoine, il est notamment expert auprès de la Commission Territoriale de la Recherche Archéologique depuis 2017 et membre du conseil scientifique de l’Europäisches Burgeninstitut (Institut européen des châteaux forts). Avant la lecture de cet entretien, il me faut évidemment avertir le lecteur que retranscrire un échange avec Jacky à l’écrit, c’est passer à côté d’une bande-son aussi régionale que savoureuse.
Je suis né en 1964 à La Walck et j’ai grandi dans la région de Haguenau à Schweighouse-sur-Moder, dans la région de Haguenau, un milieu rural et industriel. Ma mère était au foyer et mon père, né dans les années 1930, technicien en bâtiment, c’est-à-dire un architecte « non diplômé ». Mon histoire familiale est très liée à l’histoire régionale. Mon grand-père maternel, qui vivait avec nous, a marqué mon enfance. Né à la fin du XIXe siècle, il avait fait la Grande Guerre et nous racontait les histoires de son temps, une époque très différente de la mienne étant né pendant les Trente Glorieuses. Il ne parlait pratiquement pas le français, mais, lors de sa mobilisation en 1914, il avait réussi à se faire soupçonner de francophilie. De ce fait, il est devenu palefrenier chez un officier allemand qui était chargé de le surveiller. Il était vraiment un personnage marquant d’un autre temps, à la fois ouvrier et paysan. Mon attrait et ma curiosité pour l’histoire et la sociologie avaient aussi déjà été éveillés petit, par la présence d’une importante communauté de Manouches dans mon village natal qui engendrait un certain brassage culturel.
Mon père avait vécu l’arrivée des Américains en novembre 1944, juste à temps pour éviter les Jeunesses Hitlériennes, puis l’opération Nordwind en janvier 1945. Cette histoire matériellement était encore très présente dans chaque maison quand j’étais gamin. Je fouinais dans les caves, les greniers, les granges à la recherche des trucs marqués US, des objets militaires devenus inutiles, mais qui m’intriguaient et pour lesquels j’imaginais pleins histoires. Chez une voisine, c’était un véritable terrain d’aventure ! Une sorte de musée de la première moitié du XXe siècle. Une part de ce que les gens vont aujourd’hui chercher à l’Écomusée était à portée de main. Le summum c’était le casque allemand reconverti en louche à purin dans quelques fermes.
Durant les week-ends, on partait en promenade dans les Vosges du Nord, les ruines de châteaux troglodytes étaient mes terrains de jeux et d’aventure (Windstein, Fleckenstein, etc.). C’était dangereux et je fichais des sueurs froides aux adultes qui m’accompagnaient. À l’adolescence, j’ai eu aussi envie de savoir comment cela fonctionnait, devenant progressivement observateur des traces laissées sur ces ruines. Et puis les châteaux, c’est aussi une passion de la montagne et de la nature ! Et puis comment ne pas s’intéresser à l’archéologie quand la tradition orale localisait la « tombe d’Attila » à la confluence de la Moder et de la Zinsel ? Une appropriation par les anciens des découvertes de gisements protohistoriques sur le territoire communal...
J’ai fait mon collège et mon lycée à Haguenau et obtenu un bac littéraire avec un 15 sur 20 en philo, la meilleure note de la classe, alors que ma moyenne durant l’année était de 10 ! J’avais l’envie d’étudier l’histoire régionale, c’était une passion. J’ai ensuite commencé la fac d’histoire en 1982 à l’Université Marc Bloch de Strasbourg. Les études ont été un peu laborieuses, le cursus ne correspondait pas vraiment à mes attentes : les cours d’archéologie parlaient essentiellement de la Grèce ancienne ou de l’Égypte, moi je voulais faire de l’archéologie régionale. J’ai été en revanche passionné par les cours de Francis Rapp qui, lorsque j’étais en licence dans les années 1980, organisait des séminaires de licence et au-delà les samedis à la fac. Il y recevait les bénévoles et acteurs de la recherche régionale, archéologues et historiens. Je me souviens notamment des interventions de Pierre Fluck et Bruno Ancel, compères de l’époque, venus présenter leurs recherches sur l’archéologie minière qui avaient piqué ma curiosité des mondes souterrains. Serais-je un préhistorien raté ?! Si j’avais grandi dans une autre région avec des grottes, j’aurais sans doute suivi une toute autre voie. Il y eut également une excursion sur les fouilles menées par Charles-Laurent Salch aux châteaux d’Ottrott, le premier chantier d’archéologie médiévale que j’ai visité ! Vers l’âge de 21 ou 22 ans, influencé par des cours de mise en pratique, j’ai commencé à me constituer une importante photothèque des ruines des châteaux des Vosges du Nord, en réalisant parfois mes premiers relevés du bâti que je pouvais mettre au net avec le matériel de mon père (table à dessin, stylo Rotring, etc.).
C’est à 23 ans que j’ai pu participer à ma première fouille bénévole, car je devais auparavant travailler l’été pour assurer une partie du financement de mes études. Il s’agit de celle menée à Ernolsheim-lès-Saverne par Bernard Haegel et René Kill sur le château du Warthenberg. C’est avec eux que j’ai appris à fouiller, ils ont largement participé à ma formation technique et de terrain. C’est aussi avec cette équipe que j’ai notamment fait la connaissance de Bernadette Schnitzler et Bernard Metz. J’ai aussi eu l’occasion de passer de longues heures à discuter avec René Schellmanns de toutes les facettes d’archéologie, de Préhistoire autant que d’archéologie médiévale.
Parallèlement se tramait autre chose : le service national qu’on pouvait reporter jusqu’à 24 ans pour les étudiants. C’est François Pétry, alors directeur des Antiquités historiques d’Alsace, qui m’a proposé de venir faire mon service avec le statut d’objecteur de conscience, ce qui m’a fait entrer dans le métier, comme beaucoup de gens de ma génération. Entre janvier 1988 et décembre 1989, j’étais une sorte d’agent du SRA (technicien de fouille, lavage, dessin, etc.), dans la même promo que Richard Nilles, et travaillais notamment pour Marie-Dominique Waton sur des opérations qu’elle instruisait et qu’elle menait en tant que responsable d’opération, dans le cadre de projets de construction comme celui d’un bâtiment à côté de l’église Saint-Thomas à Strasbourg. Parallèlement, François Pétry m’avait confié des missions sur des vestiges du Moyen Âge que je réalisais seul : l’ancien couvent médiéval de Neuwiller-lès-Saverne ou un tronçon de la fortification urbaine de Diemeringen. Ce qui m’a intéressé dans l’archéologie, c’est qu’il s’agit à la fois d’un métier intellectuel et manuel.
Après mon service civil, j’ai profité d’une période de montée en puissance des chantiers archéologiques et donc beaucoup d’embauches. Pour mon premier contrat, j’ai été technicien sur une fouille de Jean-Jacques Schwien, rue de Zurich à Strasbourg. Parallèlement, un contrat de plan État-Région pour la sauvegarde d’un certain nombre de ruines comme l’Oedenbourg à Orschwiller, le Schlossberg à Kayserberg ou encore le Lichtenberg, pousse François Pétry à m’encourager à me spécialiser dans l’étude des châteaux. À cette époque, il y avait un Architecte en chef des Monuments Historiques, affecté par département, comme Patrick Ponsot, spécialiste de la Renaissance française qui avait régulièrement besoin de l’expertise d’un archéologue sur les ruines castrales. J’ai ainsi fréquemment travaillé sur cette thématique à partir de 1990.
En 1994, j’ai profité d’un plan de cédéisation en étant embauché à l’Association pour les fouilles archéologiques nationales (AFAN), un plan mené grâce aux syndicats qui montaient régulièrement au créneau pour défendre la création d’un établissement public ou la multiplication des postes au Ministère de la Culture. On militait pour un service public renforcé de l’archéologie ! Il fallait clarifier les choses, on était à un moment qui faisait suite aux Trente Glorieuses pendant lesquelles des milliers de sites avaient été détruits. Les tracts tombaient des fax ! Pour frapper le ministère au portefeuille, on allait régulièrement bloquer l’entrée du Haut-Koenigsbourg avec les camarades lorrains, provoquant au passage des sueurs froides à Monique Fuchs, alors conservatrice du monument. Des années pas faciles, il fallait avoir une part de militantisme et, aussi, d’insouciance. Dans les années 1990, on montait régulièrement rue de Valois à Paris, au moins une fois par an. Un jour d’inauguration de la Foire internationale d’Art Contemporain, pendant le discours de Catherine Trautmann, ministre de la culture à ce moment-là, on avait embrouillé les CRS en se mêlant au public avec des banderoles. Une autre fois, c’était à Saint-Dié, pendant le discours inaugural du Festival International de Géographie où on a crié des slogans tel : « archéologie privatisée, patrimoine assassiné » ! On s’est fait sortir avec quelques coups de matraques par les flics, qui se sont d’ailleurs fait siffler par l’assistance universitaire. Celle-ci nous a finalement permis d’intervenir à la tribune officielle ensuite. Il y eut le cas d’une cérémonie officielle à Paris, en présence de la ministre de la culture, où Joëlle Burnouf, invitée, avait remplacé son discours par une motion transmise par les collègues.
Parmi mes premières responsabilités de fouille, celle du couvent des Sœurs de la Divine Providence à Ribeauvillé au début de l’année 1996 m’a marqué. On a fouillé l’église installée sur une ancienne cour des Ribeaupierre du XIIIe siècle, une intervention avant l’installation d’un chauffage au sol. J’avais fait la connaissance de Maurice Seiller, une année auparavant quand il avait alerté le SRA à propos d'une importante tranchée sur la place de la mairie attenante et avait détruit une partie des sépultures conventuelles, sans aucun suivi archéologique. De cette rencontre est née une forte amitié ! Il m’a notamment fait bosser ensuite sur l’entrée du château du Haut-Ribeaupierre, une opération financée par l’association pour la conservation et la restauration des Trois Châteaux de Ribeauvillé.
L’AFAN était déjà bien structurée, une sorte d’agence de moyen des services de l’État, mais l’Inrap a éclairci cette organisation par une codification et une clarification des rôles entre le SRA (son rôle est devenu plus administratif) et l’opérateur (avant, le responsable d’opération avait la gestion du budget et faisait presque les cahiers des charges scientifiques). Ce changement n’a pas eu de gros impact sur mon travail. Il y a eu néanmoins un flottement sur l’archéologie du bâti qui a été un oubli (volontaire ?) de la loi de 2001 sur l’archéologie préventive. Il a fallu ensuite plusieurs années de discussions au sein du Conseil national de la recherche archéologique (CNRA) pour que le bâti puisse être considéré dans les prescriptions des SRA. Auparavant, c’était les Monuments historiques qui finançaient majoritairement cette archéologie, mais les recherches restaient ainsi limitées aux édifices classés (églises, châteaux). Aujourd’hui, l’archéologie du bâti est passée dans le régime du préventif avec un financement par l’aménageur. Dès le début des années 1990 en Alsace, le Conservateur régional de l’archéologie et le Conservateur régional des monuments historiques travaillaient main dans la main pour mettre en place un financement des études de bâti : 5% en moyenne du budget des projets de restauration devaient être affectés à l’opération archéologique.
Avec l’Inrap, au début, j’ai ainsi dû me concentrer sur le sous-sol, comme dans le secteur de la collégiale à Thann (archéologie urbaine et funéraire), les études de bâti devenant plus rares. J’ai néanmoins pu poursuivre quelques opérations comme au château du Lichtenberg. Je suis toujours resté dans une approche régionale, j’ai eu l’occasion de développer un réseau d’acteurs locaux, entre élus et bénévoles. Parler alsacien, ça aide ! À partir 2005, je me suis retrouvé affecté comme technicien sur des opérations qui ne m’intéressaient pas tellement et j’ai été à deux ou trois reprises en grand déplacement en Bourgogne et Champagne-Ardennes. C’est en 2006 que j’ai pris la décision de me lancer dans un projet de thèse, profitant de l’accumulation d’un important matériel scientifique dans le domaine de l’archéologie du bâti. C’était un sujet qui était déjà très commenté, mais finalement peu étudié factuellement. J’ai mené ce projet sur un temps partiel, les dernières « scories » de l’engagement bénévole !
En 2007 s’est présentée l’opportunité d’un poste de médiéviste au Pôle d’Archéologie Interdépartemental Rhénan (PAIR), aujourd’hui Archéologie Alsace. Ce qui m’a attiré, c’était le développement des missions de valorisation et de conservation du patrimoine castral. Depuis cette quinzaine d’années passées chez Archéologie Alsace, j’ai eu de nombreuses occasions de m’investir dans des projets locaux de recherche, destinés à la valorisation du patrimoine, parallèlement à des opérations préventives classiques. Ce qui me motive particulièrement, c’est d’avoir constamment conscience de l’intérêt des acteurs locaux, dans une idée d’échanges permanents.
Sans aucun doute la fouille programmée dans le Jardin du Presbytère à Châtenois. Dès mon arrivée au PAIR, j’ai démarré ce projet de fouille en 2008, pour terminer l’ultime campagne en 2021. Cette fouille a été une très belle expérience illustrant l’important dynamisme d’une commune, animée par une forte volonté de valoriser son patrimoine. Sans l’initiative des élus locaux, le projet n’aurait pas vu le jour. Le gisement paraissait particulièrement intéressant du point de vue de la durée d’occupation continue entre l’Antiquité à la fin du Moyen Âge.
Cette fouille a aussi été une belle opportunité pour les étudiants qui avaient ainsi accès à plusieurs thématiques et chronologies : une villa romaine, un lieu de collecte et de stockage de denrées incendié à la fin du premier Moyen Âge, un cimetière de la fin du premier Moyen Âge, des constructions associées à un lieu de pouvoir de l’évêque du XIIIe siècle, ainsi qu’un lieu de production viticole de la fin du second Moyen Âge. La découverte d’un bâtiment à pressoir associé aux caves de vinification peut être qualifié d’hors norme et unique pour l’archéologie de la viticulture de la fin du Moyen Âge. Cette fouille a également offert la première occurrence d’étude d’un théâtre d’opération de la Guerre des Paysans en 1525 !
Dans les années 1990, on créait nos méthodes, on expérimentait beaucoup, en se glissant vers la professionnalisation. C’est aussi un moment où l’archéologie médiévale s’est institutionnalisée. Mon apport le plus important, je crois, est ma thèse que j’ai faite pour poser le socle de connaissances emmagasinées pendant près de deux décennies. Je suis resté dans le sujet qui m’intéressait, notamment à une époque où les châteaux étaient moins concernés par les prescriptions. Soutenue en 2012 et publiée en 2015, L’art de bâtir dans les châteaux fort d’Alsace (Xe-XIIIe siècles) est conçu comme un outil de lecture des monuments, à destination d’un public très divers, y compris des architectes du patrimoine. Quand ils me disent avoir l’ouvrage sur leur bureau, j’estime que l’objectif fixé est atteint !