Acteurs du patrimoine

Châtelet Anne-Marie

Propos reccueillis par Véronique Umbrecht

Anne-Marie Châtelet a consacré sa vie à l’architecture et à son histoire. Intéressée par les aspects sociaux de l’architecture contemporaine, elle aime à faire des ponts entre les cultures et les traditions des « bâtisseurs » des différents pays. Et cette passion, elle a su la communiquer à plusieurs générations d’étudiants. Toujours à la recherche de visions de l’architecture sortant des sentiers battus, elle a fédéré autour d’elle des chercheurs venus d’univers très différents mais tous passionnés d’architecture !

Comment es-tu venue à l’architecture ?

Un peu par hasard. Comme beaucoup, j’ai hésité. J’ai commencé des études en maths sup, puis en fac de philosophie, sans donner suite. Puis, en 1974, je suis entrée à l’École d’architecture de Versailles, qui était alors l’Unité pédagogique n 3. L’enseignement y était encore tâtonnant. C’était une époque charnière après l’explosion de la section architecture de l’École des beaux-arts en 1968. Le milieu enseignant était en pleine recomposition : se confrontaient ceux qui perpétuaient l’esprit de l’École des beaux-arts et ceux qui cherchaient à en renouveler la pédagogie. Au sein d’UP3, où enseignait entre autres Philippe Panerai, l’idée maitresse était la critique des conséquences de la Charte d’Athènes sur les villes contemporaines par le recours à la typo-morphologie telle qu’elle avait été définie par les travaux italiens de Servio Muratori et Carlo Aymonino. Sous la direction de Panerai, nous avons fait un diplôme qui explorait les possibilités d’aménagement de vastes terrains délaissés par les usines Citroën, dans le XVe arrondissement parisien : « Fragment d’un discours urbain ».
J’ai donc été diplômée architecte « DPLG » en 1981. J’ai alors « gratté » en agence, dans une petite structure fondée par certains enseignants d’UP3. Le travail, peu stimulant, consistait à dessiner les projets qu’ils concevaient. Après une année, j’ai été licenciée et j’ai bénéficié de droits de formation.

Quel choix as-tu fait à ce moment-là ?

J’ai décidé alors de m’inscrire à l’Institut d’urbanisme de Paris où enseignait Bruno Vayssière, connu pour son ouvrage sur la Reconstruction, Le hard french ou l’architecture des trente glorieuses. J’ai fait un diplôme d’études approfondies (DEA) d’urbanisme sous sa direction ; il m’a permis d’obtenir un contrat doctoral et de poursuivre en thèse. Le choix du sujet, les écoles primaires parisiennes des débuts de la Troisième République, était lié à Eugène Viollet-Le-Duc. En 1980, à l’occasion du centenaire de la mort de cet architecte, Bruno Foucart avait organisé une vaste exposition au Grand Palais. En école d’architecture, j’avais approché ses théories un mémoire de 3e cycle qui s’interrogeait sur leur influence sur le bâti parisien et concluait qu’elle avait été prépondérante sur les édifices scolaires. Dès lors, j’étais curieuse de la préciser et me suis alors tournée vers François Loyer, que j’avais découvert dans Le Siècle de l’éclectisme. Lille 1830-1930 (1979), pour suivre ma thèse sur les écoles parisiennes entre 1870 et 1914.
Parallèlement, j’ai participé à la rédaction de plusieurs ouvrages avec Monique Eleb, qui était sociologue et enseignait à l’École d’architecture de Paris-Villemin. Monique Eleb était chargée par le ministère de l’Équipement de faire l’analyse des dossiers des concours Plan Architecture Nouvelle (PAN) que l’institution organisait afin de stimuler l’évolution de la conception du logement. Alors qu’elle se concentrait sur les aspects liés à la pratique de l’habitat, j’en étudiais les situations urbaines et les structures. Nous avons également publié ensemble Urbanité, sociabilité et intimité des logements d’aujourd’hui, qui concernait des ensembles de logements construits dans les années 1980-1990. J’ai ainsi eu souvent un pied dans l’histoire du XIXe et un autre dans celle du temps présent.
J’ai soutenu ma thèse en 1991 à l’université de Strasbourg II et j’ai débuté dans la foulée des vacations à l’École d’architecture de Versailles. En 1992, le ministère des Affaires culturelles a décidé de titulariser les enseignants des écoles d’architecture, jusque-là contractuels dans leur grande majorité, et il a organisé des concours de recrutement. J’ai ainsi obtenu un poste de « maître-assistant » d’histoire et culture architecturales à Versailles.

Quel a été ton parcours professionnel au sein des ENSA ?

À l’École de Versailles, j’ai participé à la structuration d’un département d’histoire et culture architecturales et à l’établissement de relations avec l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines qui venait d’ouvrir ses portes. Pascal Ory y avait créé un DEA d’histoire sociale et culturelle ; grâce à François Loyer nous l’avons enrichi d’une spécialité consacrée à l’architecture et aux formes urbaines. L’équipe s’est étoffée au fil des années de Karen Bowie, Jean Castex et Michaël Darin et a ouvert à de jeunes architectes, en particulier, les portes du doctorat. Parallèlement, j’écrivais pour le Bulletin d’informations architecturales, devenu par la suite Archiscopie, publié par la Cité de l’Architecture de Paris, signant des articles de critique architecturale et des comptes-rendus de lecture. J’ai également eu une activité éditoriale pour la revue EaV (École d’architecture de Versailles ou Enseignement architecture et ville) dont je fus responsable de 1995 à 2009 avec Michel Denès, qui rassemblait des articles des collègues de l’école, mais aussi d’ailleurs. Nous nous efforcions d’y aborder des thèmes de recherche émergents et avons consacré le dernier numéro paru, le n°15, aux femmes architectes.

Comment conçois-tu l’architecture ?

Un des objectifs de l’histoire de l’architecture est, à mon sens, d’éclairer la pratique de l’architecture, de contextualiser socialement et culturellement les édifices, qu’ils soient exceptionnels ou ordinaires. Aussi, ai-je profité de l’opportunité qui m’a été offerte Marie-Pierre Deguillaume, conservatrice du musée Sordes de Suresnes, pour me pencher sur un édifice phare de l’architecture moderne en France, l’école de plein air construite dans cette commune par Eugène Baudoin et Marcel Lods dans les années 1930. J’avais trouvé à la bibliothèque de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP) à Paris, les comptes-rendus de plusieurs congrès internationaux sur les écoles de plein air qui s’étaient tenus dans l’entre-deux-guerres et réunissaient médecins, enseignants et architectes. Une de mes hypothèses était que l’école en plein air, avec ses ambitions hygiéniques et pédagogiques, avait été un vecteur de développement de l’architecture moderne au même titre que le sanatorium. En 2001, avec Dominique Lerch, alors directeur du Centre national d’études et de formation pour l’enfance inadaptée logé à l’école de plein air de Suresnes, et Jean-Noël Luc, professeur à Paris IV Sorbonne et spécialiste d’histoire de l’éducation, nous avons organisé un colloque sur les écoles de plein air où la dimension internationale était très présente. J’ai poursuivi mes recherches en vue d’une habilitation à diriger des recherches (HDR) soutenue en 2007 et publiée sous le titre : Le Souffle du plein air. Histoire d’un projet pédagogique et architectural novateur (1904-52). Le rôle moteur qu’avait joué l’Allemagne, où avaient été créés la première école de plein air et les premiers sanatoriums, et qui avait été à l’avant-garde du Mouvement moderne m’intriguait. En 2009, j’ai postulé à l’ENSA de Strasbourg afin d’approfondir des recherches sur le monde germanique. Au cours des années passées à l’ENSAS, j’ai dirigé de nombreuses thèses, ce qui a permis de créer un réseau d’étudiants et de chercheurs qui s’intéressent à l’histoire de l’architecture. Ce milieu a été une agréable surprise pour moi.

Tout au long de ta carrière, quels ont été tes sujets de recherche ?

Mes sujets de réflexions pourraient être groupés autour de trois thèmes qui renvoient à l’histoire de la genèse de l’architecture. L’un des premiers, apparu lors de mes études d’architecture, concerne la façon dont s’articulent pratique et théorie. C’est en ce sens que j’interrogeais les Entretiens de Viollet-le-Duc. Dans quelle mesure, des concepteurs se sont-ils appuyés sur ses théories pour dessiner leurs édifices ? Cela pose également la question de l’émergence et de l’écriture de la théorie architecturale. L’anthologie de textes de Gottfried Semper que j’ai publié par la suite (Écrits sur l’architecture, 2020) a été une occasion de s’interroger sur cette dialectique complexe qui lie conception et spéculation au rythme d’une vie. Un second thème, ou plutôt objectif, fait écho à la volonté des historiens d’aborder désormais l’histoire du quotidien, de l’ordinaire, des « petits ». J’ai souhaité ne pas limiter l’histoire de l’architecture à ses monuments et ses bâtiments phares, mais embrasser l’ensemble de la production ; articuler l’histoire des bâtiments ordinaires avec celle des édifices monumentaux tout en les inscrivant dans les enjeux sociaux et culturels de leur époque. Ce fut le sens du choix des écoles primaires comme sujet de thèse. C’est ainsi que j’ai été amenée à traiter de « types d’édifices », autrement dit de séries de bâtiment répondant à un même programme selon des modalités variées.

Et l’enseignement et la formation des étudiants en architecture ?

Ces démarches m’ont conduit au troisième des thèmes privilégiés au fil des années, étroitement articulé aux deux précédents : les conditions de formation et d’exercice du métier d’architecte. J’ai eu plus particulièrement l’occasion de développer le premier ces dernières années. En effet, lorsque je suis arrivée à Strasbourg, la construction du nouveau bâtiment de l’ENSAS débutait et le directeur souhaitait qu’à cette occasion soit écrite une histoire de l’école. La publication de Des Beaux-Arts à l’université, m’a incitée à entreprendre dans la foulée, avec quelques collègues, un programme sur l’histoire de l’enseignement au XXe siècle (HEnsA20) grâce à l’appui du comité d’histoire du ministère de la Culture. Il a débouché l’an dernier sur la publication d’une encyclopédie, L’Architecture en ses écoles. Nous dirigeons également un projet ANR sur l’histoire de l’enseignement de l’architecture en France, EnsArchi, qui se clôturera cet automne par deux nouvelles publications consacrées aux dessins des concours d’architecture de l’École des beaux-arts ainsi qu’aux parcours des élèves et des enseignants.

Comment es-tu venu à t’occuper du patrimoine alsacien ?

Arrivée à Strasbourg, la Neustadt m’a fascinée par ses similarités et ses différences avec la capitale : une percée souple et non linéaire, des tracés mettant en scène des édifices tant anciens que contemporains, des gabarits généreux, des églises d’une grande qualité spatiale, des écoles dont la richesse était loin de l’austérité parisienne… aussi, ai-je envisagé de l’étudier au prisme des transferts entre l’Allemagne et la France, sachant que sa conception relevait en grande partie de professionnels venus d’outre-Rhin. Avec Wolfgang Brönner, professeur à l’université de Mayence, nous avons mis sur pied un programme franco-allemand financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG). Il a démarré en 2013, a fédéré des chercheuses et des chercheurs de l’université de Mayence, de l’Institut de technologie de Karlsruhe et de l’université de Strasbourg et a débouché sur une publication montrant comment, à la charnière des XIXe et XXe siècles, Strasbourg fut, du point de vue de l’architecture et de l’urbanisme, une ville de convergences plus que de transferts : Strasbourg. Lieu d’échanges culturels entre France et Allemagne. Architecture et urbanisme de 1830 à 1940.

Tu es également membre de la Commission régionale du patrimoine et de l’architecture ?

En venant à Strasbourg, j’ai été appelée comme personnalité qualifiée à la commission régionale du patrimoine et de l’architecture (CRPA) d’Alsace, puis du Grand Est. Le président de la SCMHA, Guy Bronner, m’a alors sollicitée pour devenir également membre de la SCMHA, ce qui me permettait d’avoir un regard plus informé sur le patrimoine alsacien. Comme je l’évoquais, ce patrimoine m’apparaît comme résultant d’une culture croisée ; l’Alsace étant à la fin du XIXe siècle que je connais le mieux, un laboratoire de recherches tant dans le domaine architectural, avec des programmes novateurs et des architectures inventives, que dans le domaine urbanistique où se mettent en place des plans d’extension encore méconnus en France.
Néanmoins, certaines décisions en matière de patrimoine m’apparaissent aller à l’encontre de ce qu’elles devraient rechercher, comme la création du label « Architecture contemporaine remarquable » spécifiquement destiné aux bâtiments du XXe siècle qui ne sont pas classés ou inscrits au titre des monuments historiques et qui ont moins de cent ans. C’est un label dit « glissant », c’est-à-dire que l’on remonte uniquement 100 ans en arrière par rapport à l’année pivot : les édifices labellisés qui, le temps passant, ont plus d’un siècle, retombent dans l’oubli s’ils n’ont été classés entre temps. Cela induit nombre d’effets pervers. Par ailleurs, dans les écoles d’architecture, le patrimoine prend le pas sur l’histoire de l’architecture. Les architectes ne s’intéressent au passé des édifices que pour autant qu’ils leur cherchent un avenir. Longtemps, l’histoire de l’architecture leur a offert une culture qui nourrissait leur conception de bâtiments nouveaux ; aujourd’hui, elle est devenue un vecteur de patrimonialisation des édifices.

Quelles sont tes préoccupations de recherche actuelles ?

L’histoire de l’architecture est aujourd’hui traversée par de nouvelles questions liées aux bouleversements sociétaux et environnementaux. De nouvelles approches se développent prenant en considération des aspects et des acteurs longtemps ignorés, comme les femmes. La place de ces dernières dans l’architecture a traversé mes réflexions. J’ai été chargée par les responsables du Dictionnaire universel des créatrices du secteur architecture et j’ai supervisé les notices dédiées aux femmes architectes dans le monde. Mais les connaissances sont difficiles à faire émerger tant leur présence a été invisibilisée. Comme pour l’écriture de l’histoire de l’enseignement, le premier pas est le repérage de sources. Il y a encore du pain sur la planche !




2006, Aschaffenburg (coll. privée)



L’équipe de recherche DEA à l’ENSA de Versailles en 2003 (coll. privée)



2023, jury de PFE à l'ENSA de Strasbourg (coll. privée)



Zurich , mai 2007, voyage d’étude DEA Andreas Hauser et Michael Darin (coll. privée)



2014, ENSAS-Soutenance de thèse de Gauthier Bolle