Parent Brigitte
Brigitte Parent a préparé les albums de photos retraçant sa carrière. Lorsqu’elle ouvre le premier d’entre eux, c’est Louis Grodecki qui apparaît en page de garde, figure tutélaire veillant sur les débuts en Alsace de l’Inventaire des Monuments et des Richesses artistiques. Brigitte Parent n’a pas changé et elle manifeste toujours le même enthousiasme pour cette mission patrimoniale qui lui tient toujours autant à cœur. Récemment encore, elle a mis ses compétences au service de l’association qui milite pour sauver la ferme du Dinghof à Schiltigheim ; elle a fait un état des lieux de cette maison de la fin du XVIIe siècle, la mettant en rapport avec d’autres maisons de la commune de cette époque. Elle-même habite au cœur du vieux Schilick, dans une ancienne ferme du XVIIIe siècle remaniée par son mari, l’architecte Francis Parent, pourvue d’un beau jardin et d’une vue dégagée vers l’est de la cité. La propriété abrite également deux des trois enfants et les cinq petits-enfants du couple.
Je suis née à Strasbourg en 1941. Mes années de collégienne et lycéenne ont été heureuses et sans problème à l’École dite du Dragon (quai Charles Frey). Ma vie d’étudiante s’est déroulée à l’Université de Strasbourg. Après l’année de propédeutique, je me suis mariée avec un étudiant afghan et j’ai choisi de faire une licence d’Histoire de l’Art et d’Archéologie comme lui, en vue de faire de futures fouilles en Afghanistan sur les traces d’Alexandre. Mes années de licence n’ont pas été de tout repos entre un mari exigeant, une petite Alexandra arrivée au cours de la première année de licence, un travail de surveillante à temps complet pour faire vivre le ménage et les études pour lesquelles je ne pouvais suivre que peu de cours.
Mais quel bonheur d’avoir eu des professeurs exceptionnels avec qui on ne pouvait que réussir ses études. Quelle chance d’avoir eu Louis Grodecki comme maître et professeur d’histoire de l’art. Je lui dois d’avoir eu un métier passionnant. Au moment où je finissais ma licence se créait, en 1964, selon la volonté d’André Malraux, le service de l’Inventaire des Monuments et Richesses artistiques de la France.
L’Alsace et la Bretagne avaient été choisies pour expérimenter ce nouveau service culturel. C’est Louis Grodecki qui l’a mis en place en Alsace et a poussé ses meilleurs étudiants à s’engager dans cette entreprise, dirigée par un de ses étudiants les plus brillants, Roger Lehni. Comme beaucoup d’autres, dont Roland Recht et Christiane Block par exemple, j’ai été vacataire. J’ai eu la chance d’obtenir en octobre 1965 le poste de chercheur-documentaliste (détaché du CNRS) ce qui m’a permis de quitter mon emploi à l’Éducation Nationale. J’ai pu me consacrer entièrement à l’Inventaire et à ses missions : recenser, étudier et faire connaître tout le patrimoine historique et artistique de l’Alsace. Après mon premier poste, j’ai été chercheur contractuel (1967-1975), puis conservatrice du patrimoine en 1976, en chef depuis 1981.
Les débuts furent épiques. L’art alsacien n’était pas étudié dans le cadre de la licence, nous n’avions aucune formation, peu de vocabulaire spécifique, pas de méthode. Il fallait tout inventer et apprendre sur le tas. Nous y avons été aidés par les conseils et les visites de Louis Grodecki sur le terrain et ceux des historiens de l’art parisiens responsables de l’Inventaire au niveau national.
En 1964/65, les toutes premières enquêtes eurent lieu dans le quartier Saint-Thomas à Strasbourg. J’ai fait mes débuts dans la rue de l’Épine. Pendant les vacances de Pâques 1965 eut lieu notre première « campagne » d’inventaire à Guebwiller. Toute l’équipe s’était déplacée en train, puis en autocar et à pieds, avec un chargement invraisemblable de livres, papiers, matériel de dessin et de photographie. Nous logions à l’École Normale, filles et garçons dans le même dortoir et avions une salle à notre disposition pour travailler le soir.
L’école restait inaccessible toute la journée, quoi qu’il arrive, ce qui nous compliquait singulièrement le travail ! Pour les cantons de Guebwiller, Saverne et Thann, étudiés en inventaire dit « fondamental », le recensement se faisait pendant des campagnes d’été, essentiellement pendant les vacances scolaires, car toute l’équipe pouvait dormir dans des dortoirs d’internats. La campagne de l’été 1966 a été particulièrement dure pour le logement car nous ne disposions que d’une salle de classe avec des lits de camps et d’un lavabo pour la toilette. La découverte et la variété du patrimoine rural et urbain était vraiment passionnante. Les châteaux, manoirs, maisons de maître, villas, les petites églises et chapelles, le mobilier d’église, les peintures, sculptures, objets du culte, cloches, les croix et calvaires, etc. étaient pour la plupart méconnus du public.
Je me souviens que lors de l’étude de l’église Notre-Dame-de-la-Nativité de Saverne, nous avons découvert (et dégagé en partie) des vestiges de peintures murales dans les combles, antérieurs au voûtement de la nef. Les fermes, tant dans le vignoble que dans la plaine, étaient généralement encore « dans leur jus ». Mes contacts avec les habitants ont toujours été facilités parce que je pouvais échanger en dialecte, et mon accent strasbourgeois m’a ouvert bien des portes et amusé mes interlocuteurs haut-rhinois. L’inventaire (avec prise de mesures, description détaillée et photographies) de leur mobilier polychrome, peintures sous verre ou Goettelbrief (« lettres de marraine » ou souhaits de baptême) par exemple les étonnait toujours, et heureusement leur a fait prendre conscience de la valeur de leur patrimoine.
Au fil des ans, la formation des chercheurs a été assurée par de nombreux stages spécifiques dans toute la France, par des livrets de prescription et par des vocabulaires typologiques et techniques. La méthode d’inventorisation et d’archivage des données n’a cessé d’évoluer et de se moderniser. Il est rapidement apparu que la progression de la couverture territoriale de l’Alsace, comme dans les autres régions de France d’ailleurs, était beaucoup trop lente et que plus d’un siècle n’y suffirait pas. Une nouvelle formule d’inventaire dit « topographique », plus rapide et moins approfondie, fut mise au point. Malheureusement la progression ne fut pas beaucoup plus rapide. Après 28 années d’inventaire, seul un tiers du territoire alsacien était couvert soit, 21 cantons.
En 1992, Roger Lehni a décidé d’accélérer les opérations et m’a demandé de réfléchir à une méthode plus rapide. Le but n’était plus l’étude approfondie du patrimoine, mais d’établir une simple identification du patrimoine existant permettant de servir de base à des études ultérieures, synthétiques, typologiques ou encore monographiques.
J’ai proposé une nouvelle organisation des enquêtes. Chaque canton à inventorier serait confié à un seul photographe professionnel (chargé uniquement des prises de vue d’œuvres majeures et pour publication) et à deux chercheurs travaillant en binôme, munis d’un appareil photographique à dos dateur (numérotation automatique permettant d’assurer le lien indispensable entre les photos et les œuvres répertoriées). Les deux chercheurs se partageaient la prise de notes pour la saisie dans les bases de données de l’Inventaire (Mérimée pour l’architecture et Palissy pour les objets), les prises de vue (plus ou moins nombreuses selon l’intérêt de l’œuvre) et la cartographie avec report des édifices et édicules isolés sur les cartes IGN, des édifices repérés et sélectionnés sur les cadastres. Les critères de la sélection et du repérage, très stricts, ainsi que les éléments à saisir pour les bases de données furent imposés par la direction scientifique de l’Inventaire général. R. Lehni imposa quant à lui les délais draconiens à respecter pour cette nouvelle forme d’inventaire, baptisée inventaire « préliminaire ». Chacune des quatre équipes du service devait inventorier et archiver un canton par an. Les œuvres les plus représentatives et majeures de chaque canton devaient être publiées dans une nouvelle collection dénommée Patrimoine d’Alsace. À ce rythme la couverture de l’Alsace a progressé de 72 % en une dizaine d’années.
Avec mon collègue Emmanuel Fritsch, nous avons réussi à faire en sept ans l’inventaire des cantons de Wissembourg, Lauterbourg, Bouxwiller, Molsheim, Kaysersberg, Hirsingue et Ferrette, tous particulièrement riches en patrimoine et comptant de nombreuses communes. Nous y sommes parvenus grâce à notre mode de fonctionnement : chaque semaine, du printemps à l’automne, nous partions pour quatre jours de terrain, quel que soit le temps, suivis d’un jour de bureau pour le pré-archivage des fiches, de la cartographie et des photographies. Celles-ci étaient traitées dans un laboratoire extérieur pour ne pas surcharger le travail des photographes professionnels. Il nous est arrivé de faire une vingtaine de films de 36 poses en quatre jours. Si nous avons respecté les critères de sélection et de repérage imposés, j’avoue que nous avons souvent fait du zèle et que, contrairement à la règle, nous avons toujours essayé d’entrer dans les maisons et avons pu découvrir ainsi des décors gothiques et Renaissance méconnus. L’hiver était principalement dévolu à l’archivage définitif, aux publications et à la préparation de la prochaine campagne.
En dehors du recensement et de l’étude du patrimoine j’ai évidemment participé aux recherches documentaires, aux colloques et aux expositions du service. J’ai fait des conférences, publié des livres et des articles, dont le dernier, en hommage à Roger Lehni, illustre bien les apports de l’Inventaire (même préliminaire) à l’architecture vernaculaire : « La ferme du pays de Hanau », dans les Cahiers Alsaciens d’Archéologie, d’Art et d’Histoire (XLVI, 2003, p. 109-125). J’ai eu l’occasion de faire plusieurs émissions télévisées sur l’inventaire et un film (L’Inventaire en mémoire). J’ai également eu la charge, en plus de mes activités de conservatrice, d’assurer plusieurs intérims comme chef du service.
J’ai été très malheureuse de prendre ma retraite à l’automne 2003, après avoir eu la chance et le bonheur de faire l’inventaire du patrimoine pendant une quarantaine d’années, de l’extrême nord à l’extrême sud de l’Alsace. Dans la vingtaine de cantons que j’ai inventoriés, j’ai fait plus de 7100 dossiers d’architecture, plus de 6100 dossiers de mobilier et d’objets et plus de 38400 prises de vue. Ce travail a été reconnu par une nomination comme Chevalier, puis comme Officier de l’Ordre national des Arts et des Lettres. NB de la rédaction : Lors de la mise en œuvre des lois de décentralisation, les Commissions régionales créées en 1964 ont été remplacées en 1983 par le « Service régional de l’Inventaire », dirigé par un Conservateur régional du Patrimoine relevant du Directeur des Affaires culturelles d’Alsace (DRAC). À partir de 2007, le Service de l’Inventaire du Patrimoine culturel a été rattaché à la Région Alsace. À la suite de la création de la Région Grand Est, la direction du Service se trouve à présent à Metz, tandis que les chercheurs alsaciens demeurent à Strasbourg, dans des locaux du Palais du Rhin.
Publications de l’Inventaire : les cantons de Guebwiller, Saverne, Erstein, Benfeld, Wittenheim et Mulhouse sud, Haguenau, Barr, Sélestat, Ferrette, Wissembourg (villages et châteaux) ; les villes de Kaysersberg, Haguenau (Art et architecture), Wissembourg et Altenstadt.
Jean-Marie Pérouse de Montclos et Brigitte Parent (livre numérique téléchargeable sur le site) : étude de synthèse sur les mascarons strasbourgeois, complétée par le répertoire de près de quatre cents têtes sculptées du XVIIIe siècle, toutes illustrées.
Brigitte Parent raconte l’histoire de l’Inventaire d’Alsace