Acteurs du patrimoine

Schnitzler Bernadette

Propos reccueillis par Mathias Higelin et Maxime Werlé

Bernadette Schnitzler est avant tout connue pour avoir été la conservatrice du musée archéologique de Strasbourg pendant 38 ans, de 1981 à 2019, succédant avec passion et brio aux grandes figures qu’ont été Robert Forrer puis Jean-Jacques Hatt. Elle nous a reçus chez elle, au dernier étage d’un imposant immeuble du quartier de la Neustadt. Son appartement est plein de livres et d’objets, beaux ou farfelus, qui tous ont une histoire qui la rattache à ses amis et à ses passions. Quand elle nous reçoit, elle est encore sous le choc du décès tout récent de Bernard Haegel, ami de longue date et camarade avec lequel elle parlait encore, quelques jours auparavant, de projets d’études et de publications. Mais malgré sa peine, elle a mis les petits plats dans les grands et se montre,comme toujours, pleine de vie, de gaieté et de malice. Notre entretien se finira à peu près par ces mots : « J’ai eu une sacrée veine : j’ai rapidement trouvé un travail, j’ai pu y rester durant toute ma carrière et y faire des choses qui m’ont vraiment plu ». Elle nous invite à la suivre dans le récit de ses années de jeunesse et de formation, puis de sa vie professionnelle et de ses activités associatives, menées loin de tout esprit de carrière.

Bernadette, peux-tu nous dire comment est née ta passion pour l’archéologie ?

Je suis née en 1953 à Strasbourg, à la Montagne-Verte, mais peu après ma famille s’est installée rue du Général Rapp. Mon père était informaticien et ma mère responsable d’un atelier de couture avant de s’installer à son compte, à la maison, où ses nombreuses clientes l’ont suivie. Mon père était membre de diverses associations et c’est une forme d’engagement qu’il m’a sans doute transmis.

Il aimait bien l’histoire, nous emmenait en balade dans les musées et les châteaux, et on avait beaucoup de livres à la maison. J’ai fait ma scolarité au collège Foch, puis au lycée des Pontonniers en filière littéraire. J’ai aussi essayé un temps les sciences économiques, mais ça m’a vite passé, ce n’était pas pour moi. Je suis ensuite entrée à l’université à Strasbourg, pensant devenir professeur d’histoire-géographie. Il y avait de l’archéologie dans le cursus, et ça m’a plu !

De là, quel chemin t’a menée à devenirconservatrice du Musée archéologique de Strasbourg ?

Après avoir obtenu ma licence d’histoire en juin 1974, j’ai immédiatement passé ma licence d’histoire de l’art et d’archéologie, que j’ai obtenue en septembre de la même année. L’année suivante, j’ai entrepris une maîtrise en archéologie, sous la direction de Jean-Jacques Hatt, et ai consacré mon mémoire à la céramique gallo-belge du Musée archéologique de Strasbourg, avant de finalement m’orienter vers le Moyen Âge pour mon DEA [diplôme d’études approfondies, équivalent de l’actuelle 2e année de master],en travaillant sous la direction de Francis Rapp sur la carte archéologique des découvertes médiévales de Strasbourg.

Il faut dire que mon intérêt pour le Moyen Âge trouve son origine, à partir de 1972,quand j’ai commencé à être bénévole, puis vacataire à la Direction des Antiquités historiques, en parallèle de mes études à l’université. L’été précédent, j’avais participé aux fouilles du Pègue, dans la vallée de la Drôme,sur un oppidum occupé du VIe au milieu du Ier siècle avant J.-C. C’était le chantier-école de l’université, dirigé par Jean-Jacques Hatt. En rentrant du Pègue, un collègue, Olivier Barbier, m’a proposé de faire des vacations à la DRAC [Direction régionale des affaires culturelles], pour faire du lavage de mobilier, de l’inventaire, du remontage de céramiques et d’autres travaux sous la direction d’Erwin Kern et François Pétry. J’ai ainsi trainé régulièrement mes guêtres au Palais du Rhin pendant mes études.

À cette époque, j’ai vraiment appris l’archéologie sur le terrain, notamment en accompagnant Erwin Kern sur ses fouilles à Koenigshoffen et en Alsace, puis avec Jean Sainty pour l’archéologie pré- et protohistorique.C’est justement au cours de ces années-là qu’émergeait l’archéologie médiévale, après les travaux précurseurs de l’Opération Taupe dans les années 1960, avec un petit groupe de personnes intéressées : René Schellmanns, Pierre Brunel, Gilbert-Charles Meyer, puis Bernard Haegel et René Kill, puis, une dizaine d’années plus tard, autour de Joëlle Burnouf et Jean-Jacques Schwien. Des réunions de travail étaient régulièrement organisées au Palais du Rhin, par exemple sur la typologie de la céramique de poêle ou de la céramique culinaire. C’est cette dynamique qui m’a beaucoup plu : tout était à faire et c’était passionnant ! J’ai finalement passé pas mal de temps à me former sur le terrain et au Palais du Rhin de façon très complémentaire auxcours suivis à l’Université de Strasbourg !

À ce moment-là, je comptais faire ma thèse avec Francis Rapp sur la céramique médiévale. Et puis, en raison d’un concours de circonstances, j’ai finalement été amenée à travailler sur la période romaine, grâce à un contrat d’allocation recherche demandé cette année-là par Jean-Jacques Hatt. En 1978, j’ai donc soutenu ma thèse sur la céramique gallo-belge dans l’est de la France, en établissant une typologie de l’ensemble de ce mobilier conservédans les musées en Alsace et en Lorraine.

Jean-Jacques Hatt, qui souhaitait prendre sa retraite au musée, m’a rapidement proposé de passer le concours de conservateur des Musées nationaux, pour pouvoir prendre sa succession à la tête du Musée archéologique de Strasbourg, qui était alors un des trente musées classés de France et dont le conservateur devait donc appartenir au corps d’État. J’ai préparé ce concours sans relâche pendant toute une année,pour le présenter en octobre 1979. J’étais la seule « provinciale », ce qui a été un vrai avantage, car j’ai pu consulter sans difficultés, grâce à la BNUS et aux bibliothèques des instituts du Palais universitaire, toute la bibliographie indispensable pour les diverses épreuves. Et les acquis du travail sur le mobilier de fouille et l’expérience de terrain m’ont beaucoup aidée. Les sujets ont porté sur les tombes à chars celtiques et sur la ville au XIIIe siècle, des sujets que je connaissais bien. J’ai aussi eu une très bonne note en allemand et ai finalement été reçue quatrième (ex-aequo)sur 300 candidats !

J’ai effectué ensuite les 18 mois de stage avant titularisation dans trois musées : au Château de Compiègne, au Musée national des arts et traditions populaires à Paris et aux Musées de La Cour d’Or à Metz. Le 1er juillet 1981, j’ai pris mes fonctions au Musée archéologique de Strasbourg, où j’ai travaillé avec Malou Schneider, qui a été assistante du musée pendant quelques années jusqu’à ce qu’elle soit nommée à la tête du Musée alsacien.

Parmi tous les projets que tu as pu mener au Musée, lesquels t’ont le plus marqué ?

Ma nomination et mise à disposition par l’État à Strasbourg devaient s’accompagner d’un projet de réaménagement muséographique des collections et cela m’avait été clairement signifié lorsque je suis allée me présenter à la Ville de Strasbourg ainsi qu’à l’Inspection générale des Musées classés et contrôlés, au Louvre, à Paris. Le soutien de l’inspecteur chargé des musées d’archéologie en France, Claude Poinssot, a été très important et a permis de mettre progressivement le programme de réaménagement du musée en place et d’obtenir d’importants financements de l’État.

Un premier projet avait été envisagé dans les années 1982-1983,consistant à transférer le musée à la Commanderie Saint-Jean [ancienne prison, actuellement occupée par l’ENA]. Mais comme rien ne bougeait, la décision a été prise en 1984-1985 d’un réaménagement sur place, dans les sous-sols du Palais Rohan. La présentation des collections était héritée de celle mise en place par Robert Forrer, puis par Jean-Jacques Hatt dans les années 1960 à 1970. Entre 1988 et 1992, le musée a donc été fermé et complètement vidé, pour être refait du sol au plafond après un déménagement de l’ensemble des collections. Le chantier de gros-œuvre a été piloté par le Service d’Architecture de la Ville de Strasbourg ainsi que par Daniel Gaymard, architecte en chef des Monuments historiques, le Palais Rohan étant un monument classé en totalité. La troisième tranche, portant sur la muséographie, a été réalisée par Claude Pache, architecte à Colmar, associé à l’architecte Jean-Claude Goepp. L’inauguration a eu lieu en février 1992.

D’importants travaux de rangement des réserves avaient été nécessaires en amont pour prendre connaissance de l’ensemble des très importantes collections archéologiques du musée et mettre les réserves à niveau. Ce n’est donc qu’en 1988 que j’ai pu réaliser ma première grande exposition, consacrée aux origines antiques de Strasbourg à l’occasion du bimillénaire de la ville. En 1990, un deuxième temps fort a été l’exposition « Vivre au Moyen Âge. Trente ans d’archéologie médiévale en Alsace », en co-commissariat avec Jean-Jacques Schwien, et grâce à la collaboration amicale de très nombreux archéologues de la région. Ensuite, à partir 1992, j’ai pu poursuivre un rythme régulier avec, chaque année, des expositions sur l’actualité des recherches en Alsace et sur divers thématiques particulières : archéologie et médecine, l’archéologie dans la publicité commerciale (Archéopub), les rites de la mort à travers le temps, par exemple.

Parmi elles, j’ai eu grand plaisir à travailler avec l’artiste Raymond Waydelich. On s’était rencontré à Fribourg à l’occasion de sa création d’un « chantier de fouille »lors de l’aménagement d’un grand parking souterrain et de l’exposition Grubierf (anagramme de Freiburg) qui accompagnait cette création artistique. En 1995, on a collaboré à nouveau dans le domaine de l’« archéologie-fiction » pour Mutarotnegra (anagramme d’Argentoratum), exposition conçueen lien avec le Caveau pour le futuraménagé sous la place du Château, qui a eu un très grand succès : beaucoup de gens ont apporté des messages et des objets destinés aux générations futures, qui ont tous été placés dans ce vaste caveau au pied de la cathédrale. Le retentissement a été tel qu’on est passé aujournal de 20h le même jour sur les trois chaînes de télévision ! Il y a eu encore d’autres projets avec Raymond Waydelich, notamment celui d’Alsace-Kreta en 2010-2011,après sa résidence d’artiste auprès des potiers de Réthymnon en Crète. Il a fallu rédiger des notices « archéologiques » pour les nombreuses créations de l’artiste et cela a été particulièrement amusant à faire. Toutes ces collaborations ont été l’occasion de faire des expositions assez différentes, de renouveler les thématiques abordées, mais aussi d’approcher le côté poétique des objets et de retrouver un peu à travers eux les personnes, finalement pas très différentes de nous, qui les avaient fabriqués et utilisés.

J’ai aussi beaucoup apprécié la réalisation des expositions consacrées aux résultats des fouilles récentes, un autre aspect de la politique en direction des publics que j’ai voulu mettre en place après 1992. Cela a été une belle occasion de travailler avec les équipes d’archéologues intervenant dans la région. Il en va de même des expositions sur des thématiques plus inattendues et novatrices, comme celle sur l’archéologie de la Seconde Guerre mondiale en Alsace et en Moselle, avec Jean-Pierre Legendre et Laurent Olivier, ou celle de la Grande Guerre avec Michaël Landolt. Le travail scientifique sur ces expositions et les catalogues qui les accompagnaient ont constitué un bon moyen de rééquilibrer l’aspect scientifique de mon travail par rapport au développement incessant du travail administratif.

T’arrivait-il de travailler directement avec les élus ?

Dans les années 1980, lorsque je suis arrivée au musée, il fallait présenter directement les dossiers des projets, et parfois les budgets correspondants, devant le Conseil municipal et le Maire. Et puis les choses ont progressivement évoluées : le directeur des musées en a été chargé seul, les conservateurs étant simplement présents pour répondre aux éventuelles questions des élus. Ma position de fonctionnaire d’Etat m’a offert toutefois une certaine autonomie... J’ai aussi assuré l’intérim de la direction des musées pendant quelques mois en 2000, période pendant laquelle j’ai été davantage en contact avec les élus. J’ai particulièrement apprécié de travailler avec Catherine Trautmann, qui a profondément changé l’image de la Ville de Strasbourg, avec une vraie vision de sa ville sur le long terme et une dimension humaine très marquée.

À partir des années 2000, j’ai peu à peu vu changer les choses avec une mobilité de plus en plus rapide dans les services et le développement d’une forme de management, alors très à la mode, avec la mise en place d’une hiérarchie multipliant considérablement les échelons de décision. Cela n’a évidemment pas contribué à fluidifier la bonne gestion administrative des dossiers. De nombreux services ont été, de plus, plus ou moins rapidement externalisés et les interlocuteurs n’ont plus été seulement les responsables et les agents de ces services municipaux, mais aussi de très nombreux intervenants extérieurs, changeant constamment au fil de la passation des marchés.

Cette externalisation a amené aussi un changement fondamental et une certaine déperdition de compétences, la mémoire des services disparaissant au fil de la mobilité rapide des agents ou de leur départ en retraite sans véritable transmission. Enfin, avec la dématérialisation, la gestion comptable et administrative ont trop souvent pris le pas sur les véritables missions d’un conservateur que sont l’enrichissement des collections et leur étude, l’accueil du public, des chercheurs et étudiants, le développement des actions de valorisation des collections envers les diverses catégories de publics, dont le public scolaire et le jeune public en général, un public particulièrement important au Musée archéologique. Pour ma part, je considère que le métier de conservateur ne peut s’envisager que sur une longue durée et que la bonne connaissance et la maîtrise des collections nécessitent de nombreuses années de travail avant de pouvoir les faire partager pleinement avec le public.

On a l’impression que ton travail de conservatrice ne te suffisait pas, car tu t’es aussi beaucoup investie dans le milieu associatif, n’est-ce pas ?

Je suis effectivement impliquée depuis longtemps dans de nombreuses associations. Je suis notamment devenue membre de la SCMHA dès l’âge de 19 ans, en 1972. À partir de 1985, l’année où Guy Bronner en est devenu président, j’ai pris en charge le secrétariat et ai commencé à m’occuper des Cahiers alsaciens d’archéologie, d’art et d’histoire. Mes premiers Cahiers sont ceux de 1985 : ils étaient tout minces et, heureusement, ils ont depuis pris un peu plus de volume ! Je m’occupe aussi des publications de la Société savante d’Alsace, qui édite surtout des thèses et des mémoires universitaires. C’est Marcel Thomann qui, dans les années 1980, m’avait confié cetravail d’organisation, de relecture et d’édition, avec l’ensemble du bureau de cette association liée à l’Université de Strasbourg. On édite en général une publication par an, essentiellement sur des sujets d’histoire médiévale, moderne ou contemporaine.

Depuis les années 1980, j’ai souvent participé aussi bénévolement durant l’été à des fouilles archéologiques, que ce soit avec Christian Jeunesse (à Ensisheim, Bischoffsheim ou Rosheim), Charles Bonnet (à Rouffach), Roger Schweitzer (à Oltingue) ou Jean Sainty et André Thévenin(à Oberlarg). Surtout, à partir du milieu des années 1970, j’ai participé presque tous les samedis, avec Bernard Haegel et René Kill, à des chantiers de fouilles dans les châteaux de la région de Saverne (Haut-Barr, Daubenschlagfelsen, Grand-Geroldseck, Freudeneck ouWangenbourg). Ensemble, nous avons formé le noyau de ce qui est devenu, en 1989, le Centre de recherches archéologiques médiévales de Saverne (CRAMS), dont j’ai été cofondatrice. On était une équipe d’une quinzaine de personnes en moyenne et de nombreux archéologues professionnels ont commencé sur ces chantiers, comme Jacky Koch ou Muriel Roth-Zehner, par exemple.

Je me suis aussi investie dans quelques projets extra-professionnels. La thématique de l’archéologie et de l’art funéraire, par exemple, m’a toujours beaucoup intéressée. Avec Hans Zumstein, Guy Bronner, Bernhard Metz ou encore Dominique Toursel-Harster, nous nous sommes lancés, dans les années 1980, dans un inventaire des tombes anciennes et, plus tard, dans l’inventaire des monuments funéraires conservés dans les églises de Strasbourg. On partait en binôme avec une personne qui faisait les photos, l’autre qui prenait des notes et ces dossiers ont été en large partie réalisés en collaboration avec le Service de l’Inventaire général de la DRAC.

Maintenant que tu es retraitée, que voudrais-tu entreprendre ?

Je dois dire que ce qui me manquera le plus, c’est le contact et la rencontre avec les gens, parce que j’ai toujours apprécié de travailler avec mes collègues, que ce soit au musée, où nous formions vraiment une bonne équipe, ou dans le milieu associatif. Par ailleurs, un des aspects de mon travail au musée que j’ai vraiment beaucoup apprécié, c’est le travail d’édition ; si j’avais eu connaissance des métiers de l’édition après le lycée et si je ne m’étais pas orientée vers l’archéologie et les musées, cela m’aurait sans doute plu de travailler dans ce domaine.

Maintenant que je suis à la retraite, je vais pouvoir continuer de m’investir dans le milieu associatif et notamment dans la Société pour la conservation des Monuments historiques d’Alsace et le Centre de recherches archéologiques médiévales de Saverne. Mais je participe aussi régulièrement à des travaux, avec Louis Schlaefli et l’association des Amis de la Bibliothèque historique, à la bibliothèque du Grand Séminaire, un endroit extraordinaire, surprenant et un peu hors du temps. J’ai aussi quelques projets du côté des cimetières et des monuments funéraires et vais essayer de poursuivre mes recherches de ce côté là, non sans oublier de terminer celles déjà engagées avec mes collègues archéologues de l’UMR 7044 autour du projet d’étude des nécropoles antiques de Koenigshoffen.

Bernadette Schnitzler



Sur un chantier de fouille à Reichshoffen en 1974



Sur une fouille à Dachstein en 1978



À côté de Catherine Trautmann en 1992, avec Roland Recht, alors directeur des musées (au second plan), lors de l’inauguration du Musée archéologique rénové.



Devant une dalle funéraire lors d’une campagne d’inventaire à Walbourg