Monique Fuchs
Une large couronne de cheveux auréolant son visage, Monique m’accueille avec la voix douce qui la caractérise. Son parcours professionnel est original, même si elle en parle de façon modeste : elle a eu à réorganiser deux grands musées et à valoriser un monument aussi visité que le Haut-Koenigsbourg. Partout, elle a laissé un très bon souvenir. Le nombre de personnes rencontrées et de collaborateurs cités montre bien sa propension au travail d’équipe. Et de par ses compétences, elle a imprimé sa personnalité dans plusieurs lieux patrimoniaux d’Alsace.
Mon père m’a bien sûr transmis son intérêt pour l’histoire. J’ai fait mes études à Strasbourg, d’abord en allemand, puis parallèlement en histoire de l’art, domaine dans lequel j’ai soutenu en 1983 une thèse sur la sculpture médiévale en Haute-Alsace (1456-1521). Après mon inscription sur la liste d’aptitude aux fonctions de conservateur, j’ai participé en qualité de vacataire à la préparation de l’exposition « Strasbourg, Ville libre royale » en 1981.
Réunies par les membres de la Société Industrielle de Mulhouse, les collections de ce musée sont essentiellement constituées d’œuvres de peinture française, choix révélateurs de l’option politique des industriels de cette ville après l’annexion de 1871. Durant ces années, j’ai été nommée au FRAC (1982-1990), grâce à Jean-Yves Bainier, conseiller pour les arts plastiques. Cela a contribué à mon intérêt pour l‘art contemporain et m’a aidé à organiser des expositions d’artistes vivants. Mulhouse a aussi été l’occasion de travailler en équipe avec les grands musées mulhousiens que Jacques-Henry Gros, grand industriel de la région, a fédérés à l’époque. J’ai également participé à des réflexions au niveau de la Regio. Parallèlement, j’ai aussi été conservateur des Antiquités et Objets d’art (AOA) du Haut-Rhin, mission consistant à repérer les objets susceptibles d’être protégés.
Directeur de la Caisse Nationale des Monuments Historiques, Michel Colardelle m’a retenue en 1990 pour diriger le château du Haut-Koenigsbourg. Je retrouvais dans ce lieu fabuleux l’aspect politique déjà perçu dans les collections de peinture à Mulhouse, cette fois-ci pour affirmer l’appartenance de l’Alsace à l’Allemagne ! En même temps, la restauration du monument en tant que tel et ses justifications constituaient une thématique passionnante. J’ai pu suivre des chantiers de réhabilitation du château (toitures, etc.), mais aussi mettre en place des animations avec l’appui d’une équipe motivée, guides, étudiants et un maire-enseignant Claude Risch d’Orschwiller. Ainsi sont nées les journées historiques avec la Compagnie Saint-Georges qui permettaient de faire vivre le château presque comme si nous étions à la fin du Moyen Âge, ainsi que les visites ludiques. Le Rectorat a permis l’organisation de nombreuses classes du patrimoine et de jumelages pour les classes. Tout ceci s’est fait avec l’approbation de la CNMHS, mais aussi grâce à des enseignants motivés : Christiane Bertrand, Jean-Marie Siffer et des inspecteurs de l’Éducation nationale aussi passionnés. Ces années-là m’ont aussi donné l’occasion de renouveler la signalétique, de créer un audio-guide et de travailler avec la Maison de l’Alsace, Marc Dumoulin, M. et Mme Wolf et Bernadette Gasperment. Le partenariat avec une entreprise privée a été riche en enseignements et en amitiés. En ce qui concerne les objets, Jean Favière avait inventorié l’essentiel du mobilier, en revanche les collections archéologiques ont fait l’objet d’études et de dessins. Le lieu était rude, mais outre la vue extraordinaire que j’avais de mon bureau, je retiens beaucoup de bonnes choses de ces années : la diversité des personnes avec qui j’ai pu collaborer, enthousiastes, chaleureuses, compétentes (guides et personnes chargées de l’accueil, gendarmes, architectes,…), la variété des chantiers auxquels j’ai pu participer et l’ouverture d’esprit de la Caisse nationale des monuments historiques et des sites. A l’époque, les administrateurs et conservateurs mis en place à la tête des monuments avaient des compétences diverses : juristes, archéologues, administrateurs, chargés de tourisme, anciens DRAC ou énarques, chacun avait son regard et défendait son point de vue sans dogmatisme.
La Ville de Strasbourg voulait réouvrir son Musée Historique, fermé depuis des années. Fabrice Hergott, le directeur des Musées de l’époque, savait que tu avais la compétence et l’expérience indispensables pour mener à bien ce projet. Peut-on dire que cette mission a été une véritable « création patrimoniale » ?
Mon prédécesseur, Jean-Pierre Klein, s’était attelé à un programme muséographique, mais avait été stoppé par l’état du bâtiment. Ma venue en 2002 a coïncidé avec le début des travaux de gros œuvre de la Grande Boucherie. Avec l’équipe constituée à mon arrivée, nous avons dû nous occuper d’abord du transfert des collections au Palais des Fêtes, alors fermé. Ce déménagement a permis d’étaler les objets et documents constituant le fonds du musée, de les regrouper par sections, puis d’en entamer le récolement. Je ne serai jamais assez reconnaissante à l’équipe qui m’a secondée avec ténacité et enthousiasme dans cette tâche : Huguette Lang et Olivia Eller, toutes deux en retraite maintenant, et Sylviane Hatterer - encore au Musée Historique. Leur immense travail et l’aide de stagiaires ont permis de sélectionner les objets disponibles pour évoquer l’histoire de Strasbourg.
Mais ces collections, souvent militaires, devaient être complétées par une collecte d’objets permettant d’illustrer l’histoire de la ville après 1870, période prêtant très vite à polémique. Grâce à la générosité de donateurs extérieurs, notamment Louis Ludes, et d’institutions comme l’Université, il a été possible d’évoquer l’histoire de Strasbourg de 1871 à la création des institutions européennes. Un comité scientifique intégrant universitaires et professionnels des musées - dont Hans Ottomeyer, professeur et directeur ayant mis en place le Deutsches historisches Museum à Berlin - a suivi le projet tout au long de son élaboration, à la fois force de propositions et garde-fou. De nombreuses personnes nous ont fait bénéficier de leurs compétences spécialisées (armes avec le lieutenant-colonel Ulrich (+2022) et Jean-Louis Antoni, uniformes et petits soldats avec Yves Martin, etc.).
Laurent Marquart, Genevois habitant Montréal, a été chargé de la muséographie du musée. Il nous a appris à communiquer avec nos objets. Au rythme d’une mise en commun tous les trois mois, nous avons progressivement retenu des objets permettant d’illustrer des thématiques proprement strasbourgeoises. Ces séances de travail intenses permettaient d’intégrer les nouveaux acquis et surtout de se confronter à un regard extérieur, doué en communication. J’ai beaucoup apprécié cette collaboration, et la mise « en musique » de nos objets par Laurent Marquart. Celle-ci s’est traduite par le choix de couleurs différentes pour chaque période, de titres et textes courts en trois langues et d’une vitrine par thème abordé. Le parcours propose au visiteur de nouvelles perspectives pour chaque thème et aussi d’écouter un audioguide confortable d’utilisation (au moins dans les premières années). Des essayages (casques, fraises, corset, bicorne) et des manipulations (boulets, matrices, cloches) complètent le propos et un mini-spectacle au niveau du plan-relief permet aux visiteurs de faire une pause à mi-parcours. Laurent Marquart a joué sur l’émotion, le jeu et la surprise pour rendre l’histoire de Strasbourg attrayante et digeste. Au cours d’une enquête réalisée par G. Vidal, le public a souligné la clarté du propos et l’aspect ludique de la présentation intégrant plusieurs audiovisuels.
Et il a fallu entreprendre un nouveau déménagement des collections, puis réaliser la deuxième tranche du musée…
Pour des raisons politiques, la réouverture du musée s’est effectuée en deux temps : une première tranche, inaugurée en 2007 et la seconde en 2013. Ceci a nécessité la rédaction et le lancement à deux reprises d’appels d’offres conséquents (restauration des œuvres, réalisation des vitrines, audiovisuels, cartels et cloisons muséographiques). En dehors de cet aspect négatif, le choix des thèmes à retenir, puis des objets les illustrant le plus judicieusement possible, l’installation des collections, la conception des cartels, ont été autant d’étapes passionnantes.
Le changement d’équipe politique en 2008 a induit d’autres orientations : la nouvelle municipalité a mis l’accent sur la rénovation du Palais des Fêtes, nous obligeant à déménager une deuxième fois les collections (alors que la réouverture du musée n’était pas terminée). Cette obligation a eu un corollaire positif avec la mise en place d’un chantier des collections qui a permis de conditionner correctement notre fonds de plus de 60 000 petits soldats de Strasbourg, ainsi que d’autres objets fragiles (horloges etc.). Lors du premier déménagement, nous avions traité par anoxie toutes les collections le nécessitant, mais l’emballage et le transfert avaient été réalisés en interne. Le second déménagement a été fait par des professionnels, mais malgré tout, on imagine difficilement ce que représente le conditionnement, le transfert puis la mise en place d’environ 200 000 objets dans un lieu, certes mieux organisé, mais plus petit. Là encore la rigueur de mes collègues et leur bonne volonté ont été précieuses, d’autant que nos espoirs de bénéficier enfin d’une connexion internet permettant d’indexer les collections de manière moderne ont été rapidement déçus, la fibre optique ne fonctionnant pas dans ce nouvel espace.
Je crois que j’ai eu beaucoup de chance : il n’a pas été donné à beaucoup de conservateurs d’être chargé de la rénovation et de la réouverture de deux musées. J’y ai appris énormément. Spécialisée en sculpture médiévale à l’issue de mes études, je suis devenue simplement généraliste et de plus en plus curieuse de tout ce que les périodes allant du Moyen Âge à nos jours m’apportaient de réflexions. J’ai découvert qu’un musée - ou un monument - était aussi un manifeste politique : le Musée des Beaux-arts de Mulhouse à travers la francophilie des industriels mulhousiens après 1870, le Haut-Koenigsbourg restauré au service d’une Alsace allemande et enfin le Musée historique de Strasbourg, qui évitait soigneusement de se projeter après 1870 (avant sa réouverture), ne disposant, avant les années 2000, d’aucune collection permettant d’illustrer la période du Reichsland, ni les deux guerres mondiales à part quelques uniformes, forcément français ! Chacun de ces postes m’a permis d’approfondir mes connaissances sur des peintures ou objets spécifiques.
Je me suis aussi beaucoup intéressée à la restauration en général et à celle du château en particulier. Ce n’est sans doute pas un hasard et la rencontre de mon compagnon Jacques Briswalter, restaurateur supports-bois, passionné par tous les objets en général, a contribué à enrichir le débat !
Mais si chacun de mes postes m’a donné l’impression de recommencer à zéro, ils ont été l’occasion de rencontrer des gens formidables, de travailler avec des équipes et des individus aux qualités humaines indéniables, qu’ils soient gardiens, chargés de sécurité, guides, conservateurs ou assistants, architectes, muséographes, ingénieurs, techniciens ou ouvriers, je garde de presque tous d’excellents souvenirs, la plupart du temps chaleureux !